Revue de l’Institut Napoléon

Numéro 213 (2016-2)

Editorial

L’histoire napoléonienne naît avec Napoléon lui-même, qui a compris l’importance de l’héritage qu’il allait transmettre et s’est fait l’historiographe de son propre règne, par les écrits qu’il a laissés, à l’instar des Bulletins de la Grande Armée, comme par les propos qu’il a dictés, notamment à Sainte-Hélène. Sa préoccupation en la matière est constante. A Joséphine, en avril 1814, il annonce : « je vais dans ma retraite substituer la plume à l’épée. L’histoire de mon règne sera curieuse ; on ne m’a vu que de profil, je me montrerai tout entier». Dans son testament, il engage Bignon à écrire l’histoire l’histoire de la diplomatie française de 1792 à 1815, ce que ce dernier effectuera. Il est accompagné par les contemporains de l’épopée, conscients d’avoir vécu une époque extraordinaire et qui se muent en historiens du grand homme, à l’image de Norvins dont l’Histoire de Napoléon paraît dès 1828. A cette date, l’histoire des temps napoléoniens est encore une histoire du temps présent, qui peut s’appuyer sur les sources écrites, mais aussi sur des témoignages oraux. Adolphe Thiers qui lance son projet d’une grande histoire du Consulat et de l’Empire en 1835 en est une belle illustration, lui qui s’abreuve à la correspondance de Napoléon dont il fait recopier des pans entiers, comme aux bulletins de  la grande armée, qui rencontre aussi la plupart des protagonistes encore vivants et visite les champs de bataille sur lesquels là encore il interroge les témoins survivants. Son Histoire du Consulat et de l’Empire conserve néanmoins encore une touche romantique. Thiers, ministre de Louis-Philippe, puis opposant à Napoléon III, avant de devenir le premier président de  la IIIe  République illustre l’exemple d’un homme politique devenu historien. Or c’est au moment où il achève son Histoire du Consulat et de l’Empire que le métier d’historien se professionnalise, évolution en partie liée à l’essor de l’enseignement supérieur, même si l’histoire napoléonienne offre hier comme aujourd’hui la particularité de déborder largement du cadre universitaire pour s’imposer notamment dans les milieux académiques. C’est aussi le moment où l’histoire positiviste s’impose. Elle s’appuie sur un recours systématique aux sources, gage de scientificité. L’histoire du Premier Empire n’y échappe pas. Elle connaît en outre un renouveau lié à la défaite de 1870-1871. Elle n’est donc pas entrainée dans l’opprobre que  subit le Second Empire. La génération qui a vécu la guerre franco-prussienne veut comprendre comment la France du Second Empire a pu être aussi rapidement défaite alors que celle de Napoléon triomphait en Europe. C’est l’époque où Hippolyte Taine engage les réflexions qui le conduiront à rédiger Les origines de la France contemporaine, c’est le moment où Albert Sorel abandonne la diplomatie pour se consacrer à l’enseignement au sein de la jeune Ecole libre des sciences politiques et à l’écriture. La guerre de 70 a aussi contribué à transformer Frédéric Masson, jusqu’alors républicain, en apologiste de Napoléon. La défaite conduit aussi à la création au sein de l’état-major d’un service historique qui publie à la fin du siècle un nombre impressionnant de sources. C’est enfin le temps où en France comme en Allemagne, on relit les théoriciens de la stratégie napoléonienne, Clausewitz ou Jomini, afin de préparer les élites militaires au prochain conflit. Plus que jamais, l’histoire, notamment des campagnes militaires, est conçue comme devant fournir des clés de compréhension du présent. Et lorsque les officiers français se retrouvent en septembre 1914 à commander sur la Marne, ils ne peuvent oublier que cent ans plus tôt, les armées de Napoléon foulaient le même sol, au cours de la campagne de France.

Jacques-Olivier Boudon

Président de l’Institut Napoléon

 

Résumés

Napoléon et la guerre totale. Retour sur un vieux débat historiographique

par Martin Motte

La publication en 2007 de l’ouvrage de David Bell traduit en français sous le titre La guerre totale a relancé un débat historiographique très ancien que l’on peut faire remonter à l’époque napoléonienne elle-même. L’analyse de l’œuvre de Clausewitz montre ainsi comment il a analysé les mutations de la guerre de l’Ancien Régime à l’Empire, à travers la question des moyens engagés, du rapport aux populations civiles ou des buts de guerre. S’il n’utilise pas le concept de « guerre totale », il développe en revanche celui de « guerre absolue » qui en est l’équivalent. Sans aller aussi loin dans la théorisation de la guerre, Jomini fournit une typologie des guerres de la Révolution et de l’Empire d’où ressortent la guerre d’opinions et la guerre nationale. Il partage avec Clausewitz l’idée que la guerre atteint alors un seuil de violence paroxystique. La guerre de 1870 relance l’intérêt pour les analyses de Clausewitz sur les guerres napoléoniennes, en Allemagne, avec Colmar von der Goltz, en France avec Foch. Le débat sur la guerre totale est relancé par la Grande Guerre, avec Ludendorff, Fuller et Liddell Hart. Au-delà des statistiques sur les pertes, il faut revenir sur la triple totalisation que recouvre la notion de guerre totale : celle des objectifs, celle des moyens et celle de la violence. De ce point de vue, et comme l’avaient explicité Clausewitz et Jomini, le concept de guerre totale s’applique bien à la séquence 1793-1815.

L’Empire d’Albert Sorel

par Yves Bruley

Profondément marqué par la guerre franco-prussienne qu’il observe depuis son poste au ministère des affaires étrangères, Albert Sorel quitte la diplomatie peu après, entre dans la nouvelle Ecole libre des sciences politiques qu’il marque de son empreinte et se lance dans une monumentale histoire de la diplomatie au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, à laquelle il pense dès 1874 et qui est publiée en 8 volumes sous le titre L’Europe et la Révolution française. Sorel est sensible aux continuités, entre l’Ancien Régime et la Révolution, entre le jacobinisme et Napoléon, entre l’empire romain et l’empire napoléonien, via l’empire carolingien. Et s’il prend acte de l’échec final de l’entreprise napoléonienne sur le plan territorial, il lui reconnaît d’avoir contribué à la reconfiguration de l’Europe et même à la naissance de l’Europe, soulignant à cet égard l’immense portée de l’œuvre napoléonienne.

Les historiens de la Section historique de l’état-major de l’armée

par Jacques Garnier

Le choc qu’a représenté la défaite face à l’Allemagne en 1871 a poussé l’armée à repenser sa manière de concevoir l’histoire des guerres napoléoniennes afin d’y chercher des recettes pour l’avenir alors que même que l’armée prussienne avait intégré les leçons des défaites subies en 1806. Deux voies ont été suivies, la première passe par un renouveau de l’enseignement de l’art de la guerre à l’École supérieure de guerre où enseignent notamment Bonnal ou Foch. La seconde se traduit par la création d’une section historique  au sein de l’état-major en 1884 dont la mission principale est de faire connaître les campagnes napoléoniennes, en publiant des sources ou en produisant des synthèses tirées de la lecture des sources. Les historiens de la SHEMA, Foucart, Fabry, Saski, Alombert, Colin ou Fabry ont ainsi produit, en quelques années, une quantité impressionnante de volumes de documents qui ont inspiré les officiers alors en formation et sont toujours utiles aujourd’hui.

Frédéric Masson, historien des Napoléon (1847-1923)

par David Chanteranne

Fils d’un officier de la garde nationale tué en juin 1848, professant des idées républicaines sous le Second Empire, Frédéric Masson se convertit à Napoléon après la défaite de Sedan et en devient l’un des principaux historiens. Devenu secrétaire du prince Napoléon, puis maire d’Asnières, il est aussi membre de l’Académie française à partir de 1903. D’une œuvre monumentale se dégage la série des treize volumes consacrés à Napoléon et sa famille, comme les biographies des deux impératrices. Masson est d’abord l’historien de l’intime, attentif à scruter les relations entre Napoléon et sa fratrie qu’il épargne rarement. C’est aussi un remarquable collectionneur, à la fois d’archives, de livres et d’objets, dont 2000 à l’effigie de Napoléon. Cet ensemble légué à la Bibliothèque Thiers constitue encore aujourd’hui un fonds de tout premier plan.

1814-1914. D’une campagne de France à l’autre

par Jacques-Olivier Boudon

Le centenaire de la campagne de France de 1814 est modestement salué au printemps de 1914. Il est vrai que la Troisième République avait peu mis en avant depuis quinze ans le souvenir du Consulat et de l’Empire. Dans les premiers mois de 1914,  le pays est surtout concentré sur une campagne électorale dont l’un des enjeux est la durée du service militaire. Le déclenchement de la Grande Guerre change la perspective. En septembre, Français et Allemands s’affrontent sur les mêmes champs de bataille qu’en 1814, ce qui fait renaître l’espoir d’une issue victorieuse. Surtout, à l’heure où les difficultés militaires s’accumulent, Napoléon apparaît comme un modèle à suivre. Il est désormais beaucoup plus souvent sollicité par les généraux comme par les hommes politiques, à l’instar de Clemenceau qui, dans l’Homme libre, passe de la critique du tyran à l’exaltation du chef victorieux.

Abstracts

Napoleon and the all-out war. Another look on an old historiographical debate

by Martin Motte

The publication in 2007 of David Bell’s work translated into French under the title The all-out war relaunched an old historiographical debate which goes back to the napoleonic period itself. The study of Clausewitz’s work shows how he analyzed the transformations of the war from the Ancien Régime to the Empire through the question of the committed means, the relationship to the civilian populations and the war purposes.

Even if he does not use the concept of « all-out war », he establishes that of « absolute war » which is an equivalent. Without going as far as such theorization of the war, Jomini submits a typology of the wars of the Revolution and the Empire from where stands out both the public opinion’s war and the nationalistic war. He shares with Clausewitz the idea that the war reaches then a threshold of paroxystic violence. The war of 1870 boosted the interest for the analyses of Clausewitz on the napoleonic wars in Germany with Colmar von der Goltz and in France with Foch. The debate on the all-out war was activated again by WWI with Ludendorff, Fuller and Liddell Hart. Beyond the statistics on casualties, it was then necessary to go back to the triple addition contained in the notion of all-out war: the purposes, the means and the level of violence. From this point of view, and as that was clarified by Clausewitz and Jomini, the concept of all-out war applies well to the 1793-1815 period.

The Empire of Albert Sorel

by Yves Bruley

Profoundly affected by the French-Prussian war he observed from his position in the Ministry of Foreign Affairs, Albert Sorel left the diplomacy shortly after, joining the new free school of political sciences where he left his imprint by entering into writing a monumental history of the diplomacy in the turning point of the XVIIIth and XIXth centuries. This project he had in mind since 1874 was published in 8 volumes titled « Europe and the French Revolution »

Sorel underlined the continuity between the Ancien Régime and the Revolution, between the Jacobinism and Napoleon, between the Roman Empire and the napoleonic empire, via the Carolingian empire. Even if he took into account the final failure of the napoleonic venture on the territorial point of view, he recognized its contribution to the reconfiguration of Europe and even to the birth of Europe, underlining the profound impact of the napoleonic work.

The historians at the historical department of the general staff

par Jacques Garnier

The shock of the defeat in front of Germany in 1871 showed the urgency to rethink the way the army was considering the history of the napoleonic wars, in order to look for lessons for the future while it was more than clear what the Prussian army had studied the reasons of the defeats in 1806. Two actions were taken, the first one with a revival of the education in the art of the war at the War college with teachers like Bonnal or Foch.

The second was the creation of a historical section within the general staff in 1884 with the main mission to make better known the napoleonic campaigns by publishing sources or by producing synthesis further to the reading of sources. The historians of the SHEMA, Foucart, Fabry, Saski, Alombert, Colin or Fabry so produced, within a few years, an impressive quantity of volumes of documents which inspired the officers in training, that are still useful today.

Frédéric Masson, historian of the Napoléons (1847-1923)

by David Chanteranne

Son of an officer of the national police killed in June, 1848, professing republican ideas under the Second Empire, Frédéric Masson is converted to the napoleonic history after the defeat of Sedan and becomes one of the main historians in that field. Appointed as secretary of prince Napoleon, then mayor of Asnières, he is also a member of the Académie française from 1903. Of his monumental work the series of thirteen volumes dedicated to Napoleon and his family stand out, as well as the biographies of both empresses. Masson is specially the historian of the familial intimacy, scrutinizing the relations between Napoleon and his brothers which he rarely spares. He is also a remarkable collector of archives, books and objects, among which 2000 are in Napoleon’s effigy. This collection donated to the Thiers library is still today a source of primary interest.

1814-1914. From a campaign of France to another

by Jacques-Olivier Boudon

The centenary of the campaign of France of 1814 was modestly greeted on the spring of 1914. It is true that for fifteen years the Third Republic had little promoted the memory of the Consulate and the Empire. In the first months of 1914, the country was especially concentrated on an election campaign where the duration of the military service is of one of the stakes. The beginning of WWI changed the perspective. In September, the French and the Germans were facing each other on the same battlefields as in 1814, which made the hope of a victorious outcome be reborn. Especially, when the military drawbacks accumulated, Napoleon appeared as a model to follow. From then, he was much more often evocated by the generals as by the politicians, following the example of Clemenceau who, in l’Homme libre, goes from the criticism of the tyrant to the exaltation of the victorious leader.