Revue de l’Institut Napoléon
Numéro 212 (2016-1)
Editorial
Il est courant, en France, dès que le pays traverse une période de crise, d’avoir recours au mythe de l’homme providentiel, et les exemples affluent, même s’ils ne sont pas si nombreux, qui de Napoléon à De Gaulle, illustrent la capacité de grands hommes à contribuer à sortir le pays de la crise. On peut s’étonner qu’en 2016, dans un pays qui proclame haut et fort son attachement à la laïcité, on ait encore besoin de faire appel à la Providence, c’est-à-dire somme toute à une intervention d’origine divine, la croyance en la providence consistant à penser qu’une force supérieure agit sur le cours des événements.
Qu’en pensait Napoléon lui-même et se voyait-il en homme providentiel ? On sait qu’il a toujours cru en son étoile, mais c’est après avoir restauré le culte en France par le concordat et surtout après le sacre qu’il commence à avoir recours à un vocabulaire par lequel il se place sous la protection divine. Certes, il reprend ainsi la formule selon laquelle il tient le trône impérial de « la divine providence et des constitutions de l’Empire », mais il le fait de façon suffisamment récurrente pour que l’on puisse considérer qu’il a fini par l’intégrer. Dans une lettre à Régnier, du 11 juin 1804, évoquant la conspiration Cadoudal qui vient d’être déjouée, il écrit ainsi : « Nous avons acquis le droit de penser qu’il ne serait au pouvoir des hommes d’attenter à notre vie que lorsque la Providence elle-même en aurait marqué le terme ». C’est un écho au discours de Siméon prononcé devant le Corps législatif après l’arrestation de Georges. Siméon résumait le parcours de Napoléon comme celui d’un homme protégé des dieux. « Cette providence qui veille d’une manière si marquée sur celui qu’elle guida dans les sables du désert, qu’elle ramena au travers des flottes ennemies, qu’elle sauva au milieu de l’explosion du 3 nivôse, a pris soin de la défendre de nouveaux attentats ». Et Siméon concluait en demandant à la Providence « d’achever ses desseins et de protéger son ouvrage », vœu exaucé par le passage à l’Empire quelques jours plus tard. Dans le discours qu’il adresse au Corps législatif le 27 décembre 1804, Napoléon évoque ce « trône sur lequel la Providence et la volonté de la nation m’ont fait monter ». Puis au lendemain de la victoire d’Austerlitz, il écrit aux évêques de France, public choisi il est vrai : « la victoire éclatante que viennent de remporter nos armes sur les armées combinées d’Autriche et de Russie, commandées par les empereurs de Russie et d’Autriche en personne, est une preuve visible de la protection de Dieu, et demande qu’il soit rendu dans toute l’étendue de notre empire de solennelles actions de grâces ». Désormais, sous sa plume, les allusions à la Providence, ou au « doigt de la providence » ayant conduit ses armées à la victoire se font plus fréquentes, par exemple dans le 5e Bulletin de la Grande Armée, au lendemain de la victoire de Iéna : « On doit remercier cette Providence qui gardait notre armée ». Il relit aussi l’histoire de sa destinée politique sous cet angle. Dans un message au Sénat du 2 mars 1806, Napoléon évoque la « puissance à laquelle la divine Providence et l’amour de nos peuples nous ont élevé ». Il associe alors Dieu et le peuple, comme si, comme au moment du sacre, il avait besoin de cette double légitimité, celle née du vote populaire, les trois plébiscites, et celle consacrée par la succession dynastique. Il ouvre avec le sacre une quatrième dynastie sous le regard protecteur du pape. Ainsi, davantage que son arrivée au pouvoir c’est son avènement au trône impérial qui apparaît comme un signe providentiel. Mais dès lors qu’il se croit protégé de la Providence, n’a-t-il pas tendance à en attendre des miracles, au détriment de la prise de décision individuelle ? La Providence semble en effet moins protectrice au soir de l’Empire.
Depuis le début du XIXe siècle, le sens des mots a naturellement changé, mais il était bon de rappeler qu’au sortir d’une Révolution qui avait cherché à faire table rase du passé, en éliminant toute référence à Dieu, les contemporains de Napoléon et l’empereur lui-même pouvaient considérer son existence comme à ce point extraordinaire qu’ils ne pouvaient l’imaginer que placée sous le regard d’une puissance supérieure.
Jacques-Olivier Boudon
Président de l’Institut Napoléon
Résumés
La marche vers Marengo racontée par le père d’Alfred de Musset
par Gérard Ermisse
Sous le titre souvent tronqué et donc trompeur de « Voyages en Suisse et en Italie », Musset-Pathay, père d’Alfred de Musset, publie à chaud, en septembre 1800, une relation de la marche de l’Armée dite de réserve, de Paris aux plaines du Po et à Marengo. Dans un style pittoresque et déjà romantique, l’auteur fait mieux que de simplement et platement relater une campagne militaire et fait preuve au contraire d’un vrai talent de plume : quelques citations permettront d’en juger. Intégré à l’armée comme secrétaire du Premier Inspecteur général du Génie Marescot, il a vécu au sein de la cohorte désordonnée des soldats de Bonaparte qui sans guère de préparation marche vers les Alpes. Il nous fait sentir les incertitudes, les angoisses, la désespérance, le dénuement des soldats et de leurs chefs et donc le coup de poker que fut cette campagne. Il fait état au détour, d’opinions libérales, pacifistes et quasi « pro-européennes », plutôt favorables au nouveau régime issu de Brumaire, tout en manifestant de fortes réserves quant aux ambitions politiques et guerrières du Premier Consul.
La brigade Lamarque dans la guerre des Oranges (1801)
par Gonzague Espinosa-Dassonneville
Sujet peu abordé du fait de sa brièveté et de son caractère secondaire, la guerre des Oranges offre pourtant la vision d’une Espagne déjà prête à entrer en ébullition. La présence prolongée d’une armée étrangère sur son territoire et qui plus est, française – où on ne trouverait que des athées révolutionnaires « mangeurs d’enfants » ou « voleurs de vases sacrés » – en est le facteur. Une population fanatisée par ses prêtres, des assassinats à répétition, un environnement hostile, les chaleurs, tout nous laisse présager ce que sera 1808 mais déjà entraperçu lors de la guerre des Pyrénées (1793-1795). Voulue par le Premier consul Bonaparte, cette guerre a pour objectif d’obliger le Portugal à fermer ses ports aux Anglais avec l’aide de l’Espagne de Manuel Godoy, l’homme fort du pays. A partir de sources encore inexploitées ou peu utilisées, le parcours de la brigade du général Lamarque depuis Perpignan jusqu’à Salamanque, offre un aperçu peu reluisant de ce qui devait être, dit-on, une promenade militaire.
Fasti Neapolionei ou « Fastes napoléoniens » de Louis-Charles-François Petit-Radel
par Chantal Procureur
Le 16 décembre 1804 à l’occasion de la fête donnée à l’Hôtel de Ville par la municipalité de Paris en l’honneur de l’empereur Napoléon et de l’impératrice Joséphine les Fasti Neapolionei ou « Fastes napoléoniens » écrits par L-C-F Petit-Radel, furent exposés.
Vingt-cinq inscriptions écrites dans un style sobre en latin et en français visaient à contribuer à la propagande impériale. Elles se référaient principalement aux succès militaires du général Bonaparte en Italie, en Egypte, montrant ses qualités de pacificateur et l’inscrivaient dans une certaine continuité de la Rome antique.
Evoqués dans la presse officielle, faisant l’objet de publications durant l’année 1804, les Fasti ne furent pas réédités par la suite.I ls correspondaient à une oeuvre de circonstance dont l’audience fut limitée à l’évènement pour lequel ils avaient été rédigés.
En 1805, leur auteur, apprécié du pouvoir en place, entra à la Bibliothèque Mazarine comme conservateur-adjoint. Il devint membre de l’Institut en 1806. Servant habilement tous les souverains sous la Restauration et la monarchie de Juillet, il continua sa carrière au sein de la Bibliothèque Mazarine. Il mourut à Paris le 27 juin 1836.
L’usage politique des images de la vie privée de Napoléon et sa famille.
par Dorothée Lanno
L’instrumentalisation des arts à des fins de propagande est une pratique bien connue et largement usitée par l’administration napoléonienne. Si les hauts faits militaires et les événements glorieux de l’histoire contemporaine figurent parmi les commandes les plus nombreuses de Denon, il convient également de souligner l’importance d’une iconographie plus personnelle dans la construction de l’image impériale. En effet, des portraits figurant l’Empereur au travail, d’autres le montrant entouré des siens proposent une vision privée et intime de l’homme Napoléon. Enfin, les portraits dynastiques illustrant les membres de sa famille démontrent la solidité d’un cercle familial uni. Nous souhaitons montrer que, loin de désacraliser l’image de l’Empereur, les représentations de la vie privée ont participé de la construction d’un mythe. Elles ont également contribué à façonner l’imaginaire du chef d’état moderne, à la fois chef militaire, travailleur, législateur et bon père de famille.
Deux manga de 1853 et 1857 : Napoléon vu par le Japon à la fin de l’ère Edo et au début de l’ère Meiji
par Kenji Oka et Charles-Éloi Vial
La légende napoléonienne n’a pas seulement intéressé le monde occidental. Quelques années à peine après la chute de l’Empire, le Japon entendit parler de Napoléon et plusieurs histoires de sa vie circulèrent sous forme de manuscrits ou d’imprimés. Deux xylographes, un « récit » et une « légende », imprimés à la fin de l’ère Edo, provenant de la collection de Frédéric Masson, permettent d’étudier de manière unique la vision de l’empereur : les illustrations et les textes fantaisistes, le mettant en scène comme un samouraï ou un shogun redoutable, sont à mettre en parallèle avec des informations plus précises sur sa vie, propagées par des ouvrages ou par des récits de marins. Plus encore que la légende d’un seul homme, ces documents exceptionnels, extrêmement connus au Japon mais rarement étudiés en Europe, font écho à la vision japonaise du monde occidental dans son ensemble, et à une fascination nouvelle pour les armes à feu, canons et autres navires à vapeur. Grâce à ces récits, Paris, les Tuileries et la dynastie des Bonaparte furent ainsi parfaitement identifiés par les premiers ambassadeurs de l’Empire du soleil levant, dès 1862, servant ainsi, de manière indirecte, les intérêts diplomatiques et commerciaux du Second Empire.
Abstracts
The march towards Marengo told by Alfred de Musset’s father
by Gérard Ermisse
Under the often truncated and thus misleading title of « Journeys in Switzerland and Italy », Musset-Pathay, father of Alfred de Musset, published promptly in September 1800, an account of the march of the said reserve army from Paris to the plains of the Po and to Marengo. In a picturesque and early romantic style, the author does much better than simply and basically tell a military campaign and shows a real talent of writer as some quotations show. Joining the army as secretary of Marescot, the General Inspector in chief of the Engineer Corps, he lived within the muddled troop of Bonaparte who, without much preparation, marched towards the Alps. He makes us feel the uncertainties, the fears, the despair, the destitution of the soldiers and their officers and thus the gambling that was this campaign. By the way, he raises some liberal, pacifist and almost « pro-European” opinions, rather favourable to the new regime stemming from Brumaire, while expressing strong reservations about the political and warfare ambitions of the First consul.
The Lamarque brigade during the war of the Oranges (1801)
by Gonzague Espinosa-Dassonneville
Subject to rare studies due to its brevity and its secondary role, the war of the Oranges shows nevertheless how much Spain was yet ready to an uprising. The prolonged presence of a foreign army on its territory and even worse, a French one – where would be found only revolutionary atheists « children-eaters » or « thieves of sacred vases » – is the major factor. A population fanaticized by his priests, repeated murders, hostile environment, hot season, everything leads to predict what will be 1808, as already and briefly seen also during the war of Pyrenees (1793-1795). Wanted by the First consul Bonaparte, this war has for objective to force Portugal to close its ports to England with the help of Manuel Godoy’s Spain, the leader of the country. From still unexploited or little used sources, the route of the brigade of general Lamarque from Perpignan to Salamanca, shows a far from brilliant overview of what had to be, as some said, a military stroll.
Fasti Neapolionei ou « Napoleonic Splendors » of Louis-Charles-François Petit-Radel
by Chantal Procureur
On December 16th, 1804 on the occasion of the party given to the City hall by the municipality of Paris in honor of emperor Napoleon and empress Joséphine, Fasti Neapolionei or « Napoleonic Splendors » written by L-C-F Petit-Radel, were exhibited.
Twenty-five registrations written in a sober style in Latin and in French aimed at contributing to the imperial propaganda. They referred mainly to the military successes of general Bonaparte in Italy, in Egypt, showing his qualities of peacemaker and registered him in a certain continuity of Ancient Rome. Evoked in the official press, being the object of publications during year 1804, Fasti was not afterward republished. It was only a special commission the audience of which was limited to the event for which they had been prepared. In 1805, their author, appreciated by the governing power, entered the Mazarine library as assistant curator. He became member of the Institute in 1806. Serving skillfully all the sovereigns under the Restoration and the July Monarchy, he continued his career within the Mazarine Library. He died in Paris on June 27th, 1836.
The political exploitation of Napoleon and his family’s private image
by Dorothée Lanno
The political exploitation of the arts for purposes of propaganda is a well-known and a widely used practice by the napoleonic administration. If the military heroic deeds and the glorious events of the contemporary history appear among the most numerous commissions of Denon, it is also important to underline the role of a more personal iconography in the construction of the imperial image. Indeed, portraits representing the Emperor at work, other showing him among his closest family offer a private and intimate vision of Napoleon as a man. Then, the dynastic portraits picturing the members of his family demonstrate all the strength of a close family circle. We aim at showing that, far from destroying the sacred aura of the Emperor’s image, the representations of the private life participated in the construction of a myth. They also contributed to shape the imaginary image of the modern head of state, both the military leader, the hard worker as well as the legislator and the good father.
Two manga dated 1853 and 1857: Napoleon as pictured in Japan at the end of Edo era and at the beginning of Meiji era
by Kenji Oka and Charles-Éloi Vial
The napoleonic legend not only fascinated the western world. Hardly a few years after the fall of the Empire, Japan heard about Napoleon and several stories of his life circulated in the form of manuscripts or in print. Two xylographs, a « narrative » and a « legend », printed in the end of the Edo era, from Frédéric Masson’s collection, allow to study in a unique way the representation of the emperor: the illustrations and the fanciful texts, staging him as a samurai or a formidable shogun, are to be paralleled with more precise accounts of his life, propagated by books or by sailors’ narratives. Even more than the legend of one man, these exceptional documents, very well known in Japan but rarely studied in Europe, echo the Japanese vision of the western world in general, and the new fascination for firearms, artillery and steam ships. Thanks to these narratives, Paris, the Tuileries and the Bonaparte dynasty were perfectly identified by the first ambassadors of the Land of the Rising Sun, as soon as 1862, serving indirectly the diplomatic and commercial interests of the Second Empire.