Revue de l’Institut Napoléon

Numéro 209 (2014-2)

Editorial

Alors que les relations entre la France et la Russie connaissaient un refroidissement certain, au cours de l’été 2014, à la suite notamment de la crise ukrainienne, ces relations connurent un développement étonnant, lié à la découverte à Provins d’un cadavre attribué à un officier russe, qui réclamé par le gouvernement russe, fut enterré sur le champ de bataille de Borodino le 20 septembre 2014.

Cette redécouverte est due à un professeur de sciences physiques du lycée de Provins, Eric Jouguelet, qui, intrigué par un squelette déposé dans le laboratoire du lycée depuis des dizaines d’années, voulut en savoir plus. Une étiquette placée dans la châsse abritant le squelette précisait qu’il s’agissait d’un « officier russe mortellement blessé au combat de Nogent-sur-Seine en 1814 et mort à l’Hôpital général ». Sur cette étiquette on pouvait également lire : « Monsieur Bellanger pharmacien rue du Val montèrent [sic] le squelette tel qu’il est aujourd’hui. Donné au collège par Monsieur Bellanger pharmacien à Provins ». M. Jouguelet poursuivit ses recherches, persuadé que ce squelette appartenait à un officier cosaque. Il fit aussi une découverte dans les registres d’état civil de Provins, la déclaration de décès d’un individu inconnu, mort à l’hôpital général le 19 février 1814.

Ce dossier offre une belle occasion d’enquête historique, invitant à partir des pièces en notre possession, sans extrapolation excessive. Première certitude : à une date indéterminée, le pharmacien Bellanger donne le squelette qui nous  occupe au lycée de Provins. Louis Hippolyte Bellanger, né en 1788 à Provins, est mort dans la même ville en 1880, ce qui permet d’envisager que le squelette arrive à peu près à cette époque dans les collections du lycée. L’étiquette, seule pièce à conviction, a été écrite après la remise du squelette, et peut tout aussi bien retranscrire les souvenirs de l’ancien pharmacien qu’une rumeur locale. Deuxième certitude : la présence d’un cadavre non identifié à l’hôpital de Provins le 19 février. Or conformément  à la législation en vigueur, un tel cadavre peut être cédé pour des recherches scientifiques. Troisième certitude : on sait, grâce au témoignage de l’abbé Pasque, qui a rendu compte des événements survenus à Provins à cette période, que le jeune Hippolyte  Bellanger revient de Nogent à Provins le 19 février. Il est fort vraisemblable qu’il ait alors eu connaissance du cadavre de l’hôpital et l’ait récupéré pour des expériences scientifiques. Question. Peut-il s’agir d’un officier russe ? Jusqu’au 18 février, Provins est occupé par les troupes alliées. Il est, dans ce contexte, très peu vraisemblable qu’un officier russe ait pu décéder à l’hôpital sans être identifié, l’identification se faisant à l’entrée. C’est ensuite sur ces bases que se fait la déclaration à l’état-civil.

Mais revenons à nos indices. S’il s’agit vraiment d’un officier « mortellement blessé », son cadavre  aurait dû en conserver des traces et une analyse, similaire à celle effectuée sur les restes des soldats de la Grande Armée retrouvés à Vilnius aurait permis de le savoir. De même une étude scientifique de ce squelette aurait permis d’en déterminer l’origine. Encore une fois la science aurait pu venir au secours de l’histoire. En l’absence de telles analyses, on peut tout aussi bien imaginer que le cadavre trouvé à Provins est celui d’un vagabond français venu mourir à l’hôpital et qui désormais reposerait en terre russe. Bref, fonder une conclusion sur l’existence d’une seule source tardive renvoie l’historien au célèbre adage : « Unus testis, nullus testis » (une seule preuve, pas de preuve).

Cette affaire vient rappeler que plusieurs milliers de soldats étrangers sont venus mourir dans les hôpitaux français sous l’Empire. Ils ont alors fait l’objet d’une déclaration auprès de l’officier d’état civil de la mairie concernée, si bien que l’on peut aisément les identifier. Ils sont ainsi nombreux à figurer sur les registres d’état civil des villes marquées par les combats de la campagne de France. A Châlons-sur-Marne meurent ainsi, entre le 9 et le 14 février 1814, au dépôt de mendicité de la ville transformé en ambulance, trois soldats étrangers, Mikita Permanof, un officier cosaque, Frederic Tailke, « de la garde de sa majesté le roi de Prusse », âgé de 56 ans, natif de Berlin, ou encore Jean Frederic Gueblitz, soldat au 7e régiment d’infanterie prussienne, âgé de 33 ans. Mais on retrouve aussi la mention de décès de soldats étrangers dans les villes qui ont servi de dépôts pour prisonniers de guerre. Il y a là une source, à portée de la main, puisque désormais numérisée, dont l’exploitation systématique permettrait de mieux connaître  les combattants étrangers de l’époque napoléonienne.

Jacques-Olivier Boudon

Président de l’Institut Napoléon

 

Résumés

Les invitations aux dîners du Premier Consul (1801-1804)

par Charles-Éloi Vial

Dès l’installation de Bonaparte aux Tuileries en février 1800, une vie de cour, encore réduite, commence à  s’organiser autour du Premier Consul et de son épouse. Ce n’est pourtant qu’au début de l’an X (septembre 1801) qu’une administration de la Maison consulaire et un embryon d’étiquette furent mis en place, et que la vie des Tuileries s’organisa autour de quelques événements clefs : les grands dîners d’apparat, les revues militaires, les audiences diplomatiques et les présentations d’étrangers. Un document exceptionnel, le registre des invitations à dîner aux Tuileries, tenu de janvier 1802 à avril 1804 et aujourd’hui conservé à  la Bibliothèque nationale de France, permet ainsi de retracer, mois après mois, l’évolution de la cour des Tuileries et son extraordinaire rayonnement, tant à  l’intérieur du pays qu’à  l’étranger, avant l’instauration de l’étiquette impériale.

La pétition, la recommandation et la faveur sous le Premier Empire : esquisse d’une pratique sociale et politique

par Stéphane Soupiron

L’article revient sur les pratiques de sollicitation employées par des individus issus de couches sociologiques diverses sous l’Empire. L’envoi de la pétition y est décrit comme une forme d’adresse au pouvoir afin d’obtenir une faveur. Solliciter, selon qu’on est un anonyme ou un individu gravitant dans la nébuleuse du souverain, recouvre des réalités disparates, quant à l’objet de la demande, mais aussi par la manière et la forme employées pour que la requête arrive sous les yeux de l’Empereur et que ce dernier manifeste à son égard de l’attention. L’étude se penche sur la création et la marche de la Commission des Pétitions fondée en 1806 et traite ensuite de la pratique de la recommandation. Intercession et proximité apparaissent comme un moyen probant d’obtenir satisfaction. En outre, la recommandation permet de mettre en évidence les usages qui caractérisent les relations dites de patronage, celles-ci révélant à leur tour la formation et l’entretien de réseaux clientélistes destinés à asseoir le pouvoir et fidéliser les individus autour du régime impérial. Enfin, est analysé comment le « régime par la faveur » fut perçu par les contemporains, tout en remettant en perspective, de façon générale, la signification de la faveur dans le régime napoléonien.

Défendre un « boulevard de l’Empire » : le siège de Custrin sur l’Oder en 1813-1814

par Thomas Bernard

Conservateur du Patrimoine aux Archives nationales

Le siège de Custrin, place forte tenue par les Français sur l’Oder, en Prusse, constitue, entre février 1813 et mars 1814, un épisode méconnu de la campagne d’Allemagne qui opposa Napoléon à la Sixième Coalition. Il est l’apogée de la carrière militaire du général d’Empire Fornier d’Albe (1769-1834), commandant supérieur de la place, qui décrit de façon très libre dans son Mémorial, journal personnel des événements, la « descente aux enfers » vécue par la garnison internationale de Custrin, malgré un redressement spectaculaire de sa défense. Face à un ennemi attentiste et dans l’isolement le plus complet, on peut voir d’Albe et ses officiers, par leur prévoyance et leur droiture, veiller à l’abondance des vivres, à la bonne entente au sein de la garnison, à l’anéantissement des avancées ennemies et surtout à la mise en défense de Custrin par l’application des idées nouvelles en matière de fortification. La propagande des coalisés, la désertion des régiments étrangers et enfin le coup de grâce donné par l’épidémie de scorbut rendirent néanmoins la capitulation inévitable.

La fable du Vieux Grognard, ou le naufrage russe d’un soldat de l’an douze

par Yves Gauthier et Victor Totfalushin

À la fin du XIXe siècle, au plus fort de l’amitié franco-russe, l’opinion publique s’émut de découvrir par la presse l’existence d’un Français centenaire, ancien officier de la campagne de Russie fait prisonnier en 1812 et relégué depuis ce temps à Saratov, sur la Volga. Nicolas Savin se disait contemporain de Louis XV et enrôlé volontaire dans la Grande Armée dès avant l’Égypte. Pour vérifier à l’aune des faits sa biographie devenue légendaire, un historien russe de l’université de Saratov, Victor Totfalushin, et un auteur français féru d’études russes, Yves Gauthier, ont conjugué leurs recherches ces dernières années en levant les archives de l’administration tsariste et de l’armée du 1er Empire. S’en dégage le portrait d’un simple mais authentique soldat napoléonien qui, naufragé en Russie, s’est construit à force d’affabulation une image de vieux grognard et une longue carrière de professeur de français. Et ce jusqu’à sa mort, survenue à 102 ans (1792-1894).