Revue de l’Institut Napoléon

Numéro 207 (2013-2)

Editorial

Dans moins de 500 jours se dérouleront les manifestations commémorant la bataille de Waterloo. Aujourd’hui, lieu de tourisme très fréquenté, le champ de bataille accueille un public venu du monde entier, d’où l’idée qu’a eu la région de Wallonie de le développer, il y a plus de dix ans, pour doubler le nombre de visiteurs et atteindre le chiffre de 500 000 par an. Les travaux sont en cours autour de la Butte du Lion, devenu le symbole de la bataille. Un nouveau « centre du visiteur », enterré, permettra de comprendre comment la bataille s’est déroulée tout en visualisant le terrain tel qu’il était en 1815. Mais ce mémorial pourra-t-il être aménagé à temps ? Ce n’est pas certain. En 2003, le gouvernement wallon au sein duquel Serge Kubla, échevin de Waterloo, occupait le poste de ministre du Tourisme, avait désigné un comité d’accompagnement international chargé d’élaborer un projet de parcours et de veiller à la qualité historique du contenu proposé. S’est alors imposée l’idée de replacer la bataille de Waterloo dans le contexte des guerres des années 1792-1815 et de mesurer leurs conséquences sur l’histoire de l’Europe au XIXe siècle. La région entendait valoriser l’intégration à une histoire européenne d’un champ de bataille situé à quelques kilomètres de Bruxelles. En 2006, la société Tempora était choisie pour élaborer la scénographie du mémorial. Elle s’était adjoint les services de Franco Dragone, célèbre artiste et metteur en scène de grands spectacles, pour la réalisation d’un film en trois dimensions devant faire revivre, en sept stations, les différents moments de l’affrontement. Mais en juin 2013, Dragonne se retire du projet. Deux mois plus tard, en août 2013, coup de théâtre. A la suite d’un nouvel appel d’offre lancé par la région wallonne quelques mois plus tôt, c’est un autre opérateur qui est choisi pour développer la scénographie au sein du Mémorial, en fait un consortium de sept sociétés regroupées sous le label « La Belle Alliance ». L’affaire n’est cependant pas terminée puisque Tempora a fait appel devant le Conseil d’Etat qui vient de suspendre la décision du gouvernement. On ne sait donc toujours pas qui aura en charge la scénographie du mémorial.

Pendant ce temps, les Anglais ne sont pas inactifs. En 2004, l’Intercommunale de Waterloo, réunissant les communes concernées par la bataille, avait racheté la ferme d’Hougoumont, dernier vestige encore sur pied des édifices qui se trouvaient sur le champ de bataille en 1815. L’Intercommunale a sollicité des fonds pour la restauration du lieu. Le gouvernement anglais s’est alors engagé à verser 1 million d’euros, dont 600 000 serviront à la restauration de la ferme, ce qui représente à peine 10 % du coût total des travaux. Mais en échange, il a obtenu de pouvoir réaliser dans la ferme un mémorial en l’honneur de l’armée anglaise, financé par les 400 000 euros restants. Le lobbying très actif des Anglais a suffi à convaincre l’Intercommunale de leur accorder ce privilège, première entorse à la mise en œuvre d’un projet international à Waterloo. Le projet initial envisageait en effet d’intégrer la ferme dans un parcours global du site.

Quelle sera l’attitude de la France lors des cérémonies du 18 juin 1815, pour lesquelles on attend plus de cent mille visiteurs, et qui marqueront la fin des commémorations du bicentenaire de l’Empire ? Une présence timide comme à Austerlitz ? une absence de représentation, hormis celle de l’ambassadeur, comme à la Moskowa ? ou alors, l’envoi d’une délégation, mais avec qui à sa tête ? On se souvient qu’en 2005, la participation de la Marine française aux célébrations de la bataille de Trafalgar avait surpris une partie des observateurs. La question doit être posée dès maintenant, y compris afin de peser pour que le mémorial en cours d’élaboration à Waterloo rende compte de la diversité des points de vue sur la bataille. Après tout, le site de Waterloo, visité par un public de plus en plus international, l’est avant tout parce qu’il s’agit de la dernière bataille de Napoléon. Il paraît même que la majorité des visiteurs est persuadée que le vainqueur de la bataille de Waterloo est Napoléon, preuve que les historiens ont encore du travail à accomplir et des livres à écrire.

Jacques-Olivier Boudon

Président de l’Institut Napoléon

 

Résumés

Les armées alliées et leurs chefs à Leipzig

par Bruno Colson

Les Alliés réunissent près de 300 000 hommes pour la bataille de Leipzig. Leur commandant en chef, l’Autrichien Schwarzenberg, parvient avec beaucoup de difficultés à coordonner l’action de contingents disparates, où la culture militaire varie et où les chefs se jalousent. Si les Autrichiens fournissent le plus grand nombre d’hommes à la coalition en 1813, ce sont les Russes qui en engagent le plus à Leipzig. Les Prussiens ne viennent qu’en troisième position mais ils sont les plus entreprenants et les plus acharnés à rejeter les Français hors d’Allemagne. Leur tactique et le fonctionnement de leur état-major ont fait l’objet de réformes bien pensées. Dans l’ensemble, les corps d’armée alliés sont dirigés par de fortes personnalités. Les généraux appartiennent à l’élite aristocratique de l’Europe centrale et orientale. Ils se comprennent en parlant tous français.

Combattre à la fin de l’Empire : évolutions et représentations

par Gilles Boué

Autour de Leipzig, des 14 au 19 octobre 1813, 500.000 hommes vont s’affronter sur ce qui demeure le plus grand champ de bataille des guerres napoléoniennes. Des soldats venus de l’Europe entière vont lutter pour quelques bosquets de bois et quelques villages. Cette bataille des nations annonce tout autant la fin des guerres des rois que l’émergence de la guerre des peuples. Plus que la bataille de Waterloo, Leipzig montre le nouveau visage des combats de masses. Le champ de bataille se dilue dans l’espace mais les combats se concentrent dans les localités, seuls refuges possibles contre les feux d’une artillerie devenue arme de décision massive. C’est aussi la fin  de la bataille héroïque, qu’un seul homme fut il Napoléon peut comprendre et mener. Le contrôle du renseignement, de la logistique et la maîtrise du tempo  du combat, que ce soit pour les français ou pour les coalisés sont la clé du succès.  L’ébauche d’une conception « opérative » de l’enchaînement des combats préfigure les campagnes du XIXème siècle, où les combats partiels plus que la bataille décisive clausewitzienne , permettent atteindre les objectifs stratégiques formulés par les décideurs politiques.

Etre blessé à Leipzig. 16-19 octobre 1813

par Stéphane Calvet

La bataille des Nations est considérée à juste titre comme l’affrontement le plus sanglant de l’Empire. Avec sans doute plus de 130 000 hommes fauchés en quelques jours par la mitraille, elle nous invite à porter un regard neuf sur la violence de guerre à travers le prisme des combattants blessés pendant les combats. En fonction des nombreuses sources qu’il est possible d’exploiter, cette étude propose d’abord d’évaluer le nombre de blessés en montrant combien il est difficile d’en proposer un bilan exact. Mais, par l’analyse des dossiers de retraite des officiers, il est également possible de rendre compte de la violence du choc en soulignant notamment la part grandissante prise par l’artillerie dans les combats. A l’origine de multiples blessures sur les corps, ces derniers se signalent aussi, comme les autres affrontements de la Révolution et de l’Empire, par des traumatismes psychiques qui transparaissent plus ou moins nettement sous la plume de certains mémorialistes. Cependant, ce travail ne se limite pas à proposer un catalogue des différents types de blessures reçues. Il montre aussi combien la prise en charge des blessés est défaillante. La situation est dramatique pour les blessés restés aux mains de l’ennemi et qui succombent par milliers dans la ville.  Elle est l’est aussi pour les rescapés qui, malgré le sang versé dans les plaines de l’Elster, doivent endurer, à leur retour, les humiliations de l’administration militaire et du pouvoir royal.

De la bataille vécue à sa mythification : Leipzig et la construction nationale allemande

par Walter Bruyère-Ostells

En Allemagne, dès le XIXe siècle, la campagne de 1813, et singulièrement la « bataille des Nations » à Leipzig, est présentée comme une « guerre de libération nationale ». Les écrits des intellectuels accréditent cette lecture. Les deux mémoires nationales convergent vers la mise en exergue de la défection d’unités allemandes au cours de la bataille. Les Français expliquent la défaite par cette « trahison » et les Allemands la présentent sous l’angle d’un réflexe d’identité nationale. En réalité, cet épisode démontre plutôt la faible résilience du Grand Empire napoléonien après 1812 et la conception de l’honneur des officiers des troupes concernées. Souvent survalorisés dans la mémoire construite au XIXe siècle (corps francs ou Landwehr), les civils sont bien davantage spectateurs et/ou victimes des combats qu’acteurs d’une bataille menée par des armées régulières. Les Prussiens ne semblent pas particulièrement marquer une solidarité avec leurs « compatriotes » de Leipzig.

La commémoration du cinquantième anniversaire de Leipzig

par Jérôme Schweitzer

Quinze ans après le Printemps des peuples qui redonna de l’élan aux idées nationalistes allemandes, les célébrations du cinquantième anniversaire de la bataille de Leipzig sont l’occasion de relancer l’idée d’une unification politique de l’Allemagne. En rivalité avec la Bavière, la Prusse agit en sous-main afin de s’assurer de la réussite de ces fêtes. Son ambition étant qu’elles lui permettent de se placer à la tête d’un éveil national qui aurait eu lieu en 1813 et dont elle aurait été à l’origine. Dans l’ensemble, les cérémonies sont un succès, même si des voix discordantes se font entendre à Munich ou en Rhénanie. 1863 marque l’appropriation définitive par les Allemands d’une victoire remportée par une coalition qu’ils formaient avec l’Autriche, la Russie et la Suède. Les festivités de 1863 constituent le prélude de la guerre d’unification dans laquelle, sous l’égide de Bismarck, se lance la Prusse quelques mois plus tard.

Abstract

The allied armies and their commanders at Leipzig

by Bruno Colson

Nearly 300 000 men are gathered by the Allies for the battle of Leipzig. Their commander in chief, the Austrian prince Schwarzenberg, succeeds against all odds in coordinating the action of multinational forces, with distinct military cultures and fiery generals. Austria is the most generous contributor to the coalition forces in 1813, but the Russians send more men into the battle. The Prussians come only third, although they certainly are the most active and the most eager to expel the French from Germany. Their tactics and the functioning of their general staff have undergone well-thought reforms. On the whole, allied army corps are led by strong personalities. Their generals belong to the aristocratic elite of Central and Eastern Europe. They understand each other by speaking French.

Combat at the end of the Empire: Evolutions and representations

by Gilles Boué

From October 14th to 19th, 1813, Around Leipzig, some 500,000 men are going to be in confrontation on what remains the biggest battlefield of the napoleonic wars. Soldiers coming from the whole Europe are going to fight for some wood groves and some villages. This battle of nations announces just as much the end of the wars of kings than the emergence of the war of the peoples. More than the battle of Waterloo, Leipzig shows the new face of the massive battles. The battlefield dilutes into the war zone but the fights concentrate in localities, only possible refuges against the fire of artillery becoming weapon of massive decision.

It is as well the end of the heroic battle, that a single man, even Napoleon himself, can feel and lead. The control of intelligence sources, the logistics and the mastering of the tempo of the fight, whether it is for the French or for the members of the coalition are the keys of the success. The sketch of a « operational » conception of the sequences  of the combat prefigures the campaigns of the XIXth century, when the partial fights more than the decisive clausewitzian battle, allow to reach strategic objectives formulated by the political decision-makers.

Wounded at Leipzig. October 16th to 19th, 1813

by Stéphane Calvet

The battle of Nations is rightly considered as the bloodiest confrontation of the Empire. In a few days, with doubtless more than 130,000 men mown by the grapeshot, it brings us to take a new look on the war violence through the prism of the fighters hurt during the combat. According to the numerous sources which it is possible to exploit, this study suggests at first estimating the number of wounded persons but showing also how much it is difficult to propose an exact count. But, through the analysis of the files of pension of the officers, it is also possible to report the violence of the shock by underlining in particular the growing role of the artillery. At the origin of multiple wounds on bodies, the latter also brings, as the other confrontations of the Revolution and the Empire, a number of psychic traumas which shows more or less clearly in the writing of some memorialists. However, this work does not limit itself to propose a catalog of the various types of wounds. It shows also how much failing is the care of the wounded. The situation is dramatic for the wounded persons stayed in the hands of the enemy and which succumb by thousands in town. This is also a plague for the survivors who, despite of the blood paid into the plains of Elster, have to endure, on their return, the humiliations of the military administration and the royal power.

From the battle lived to its mythification: Leipzig and the German national construction

by Walter Bruyère-Ostells

In Germany, from the XIXth century, the campaign of 1813, and strangely the  » battle of Nations  » in Leipzig, is presented as a  » national war of liberation « . The papers of the intellectuals give credit to this interpretation. Both national memoirs converge on the highlighting of the desertion of German units during the battle. The French people explain the defeat by this « treason » and the Germans present it as a reflex of national identity. In reality, this episode demonstrates rather the weak strength of the Big napoleonic Empire after 1812 and the conception of the honor among the officers of the troops involved. Often over-valued in the memory built in the XIXth century (irregular forces or Landwehr), the civilians are much more spectators and/or victims of the fights than actors of a battle led by regular armies. The Prussians do not particularly seem to show their solidarity with their « fellow countrymen » of Leipzig.

The remembrance of the fiftieth anniversary of Leipzig

by Jérôme Schweitzer

Fifteen years after the Spring of the peoples which brought again some new force to the German nationalist ideas, the celebrations of the fiftieth anniversary of the battle of Leipzig are the opportunity to boost the idea of a political unification of Germany. In rivalry with Bavaria, Prussia acts furtively to make sure of the success of these ceremonies. Its ambition being that they allow Prussia to lead the movement of national awakening which would have taken place in 1813 and of which it would have originally been the source. All together, ceremonies are a success, even if some clashing voices are heard in Munich or in Rhineland. 1863 marks the definitive appropriation by the Germans of a victory gained by a coalition formed with Austria, Russia and Sweden. The festivities of 1863 establish the prelude of the war of unification into which, under the aegis of Bismarck, Prussia launches a few months later.