Revue de l’Institut Napoléon

Numéro 201 (2010-2)

Editorial

La récente réédition des Mémoires du comte de Ségur arrive opportunément, alors que l’on s’apprête à commémorer le bicentenaire de la campagne de Russie. Le deuxième volume des mémoires reprend en effet intégralement le texte de son Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812, que le comte Philippe de Ségur avait publié en 1824, suscitant une vive réaction chez les partisans inconditionnels de Napoléon. Il n’est pas certain que, deux cents ans après, l’ouvrage provoque encore l’émoi, mais trois ans seulement après la mort de Napoléon, la question de sa responsabilité dans le désastre de Russie était extrêmement sensible.

Ségur n’est pas le premier à mettre en cause Napoléon. Dix ans avant lui, Eugène Labaume avait publié une Relation circonstanciée de la campagne de Russie, permettant du reste à Napoléon de lui répondre. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, il se livre en effet à une critique, non du récit des événements lui-même qu’il trouve juste, mais des assertions proférées contre lui par Labaume, qu’il considère ajoutées après coup pour plaire au nouveau régime. Cette discussion du livre de Labaume est surtout pour Napoléon l’occasion de dénoncer les auteurs qui s’en sont pris à son action en Russie les qualifiant d’ennemis de la patrie. Et il se dédouane en imputant la cause des désastres à l’hiver russe, minimisant les pertes et concluant que l’on ne peut parler de « retraite » dès lors que l’armée qui se replie est victorieuse. Ainsi s’impose une version officielle de la campagne que se refuse à suivre Ségur.

La force du livre de Ségur qui connaît un succès immédiat tient sans doute à sa vision nuancée des événements, au-delà des inexactitudes de détail relevées par ses détracteurs, et à la qualité de son style. Il ne s’agit pas d’une charge unilatérale contre Napoléon, qui en plusieurs endroits apparaît toujours auréolé de son prestige naturel et pour lequel Ségur conserve une certaine admiration, par exemple au moment de la traversée de la Bérézina, mais les critiques sont fortes. Elles portent sur les raisons mêmes qui l’ont conduit à s’attaquer à la Russie, sur la décision de dépasser Smolensk pour aller jusqu’à Moscou, sur le choix de la route du retour, sur le départ précipité de la Grande Armée, Ségur reprochant à Napoléon de ne pas avoir à chaque fois écouté ses proches. Il cherche aussi à expliquer son attitude par une santé défaillante, une fébrilité inaccoutumée notamment à la Moskowa.

La publication du livre suscite la polémique. De nombreux officiers saluent l’oeuvre de Ségur, dans laquelle ils se sont retrouvés. D’autres ne peuvent admettre ses critiques à l’égard de Napoléon. C’est le cas du général Gourgaud, ancien compagnon de Napoléon à Sainte-Hélène, qui envoie à Ségur une série d’observations afin qu’il amende les éditions suivantes de son livre, lesquelles paraissent sans changement, ce qui conduit Gourgaud à publier un Examen critique de l’ouvrage de M. le comte de Ségur, dans lequel il se livre à une analyse très précise de ce travail, noyant souvent ses réflexions dans une accumulation de détails. L’affaire s’envenime, la presse se passionne pour le débat qui s’achève par un duel le 14 juillet 1825, au cours duquel les deux hommes sont blessés (voir la biographie de Gourgaud par Jacques Macé). En pleine Restauration, Napoléon se retrouve ainsi au coeur de l’actualité.

Le débat n’est pas clos. Il est repris par d’autres mémorialistes, à l’instar du général Marbot, très critique à l’égard de Ségur, mais qui souligne aussi que Gourgaud fut « trop louangeur pour l’empereur ». Marbot n’en reprend pas moins la version officielle de la campagne dédouanant largement Napoléon de toute responsabilité, y compris à propos des problèmes de ravitaillement. Il qualifie d’exagération les scènes de désolation relatées par Ségur, minimisant in fine l’étendue des pertes subies par la Grande Armée. Le succès des mémoires de Marbot n’est pas moindre que celui du livre de Ségur. Mais ils paraissent dans les années 1890, à une époque où le souvenir du désastre s’est estompé, et contribuent ainsi à l’essor de la légende dorée de Napoléon.

Il reviendra, au cours des prochains mois, aux historiens, forts de ces témoignages et des débats qu’ils ont suscités, de reprendre la question à nouveau frais pour éclairer les différentes facettes et comprendre les différentes responsabilités de ce qui demeure un désastre humain.

Jacques-Olivier Boudon

Président de l’Institut Napoléon

 

Résumés

Antoine Marie et Henri Simon Boulard deux députés, deux parcours dans le siècle des Bonaparte

par Christian Bigaut

Portrait d’une dynastie de députés du XIXe siècle issue du monde du notariat parisien. Antoine Marie Henri Boulard, né en 1754, féru de lettres, ne prend pas part aux événements révolutionnaires, mais est nommé maire du IXe arrondissement de Paris en 1800, puis entre au Corps législatif en 1803 tout en conservant des fonctions à la chambre des notaires de Paris. Bibliophile avéré, il possède une des plus imposantes bibliothèques de Paris vendue à sa mort en 1825. Son fils, Henri Simon Boulard (1783-1861), assure la continuité professionnelle et politique en travaillant dans l’ombre de son père comme notaire puis en étant maire du IXe arrondissement de Paris de 1815 à 1821, puis député de l’Oise, où son père possédait un château à Plainval, en 1824. Il abandonne la vie politique au début de la Monarchie de Juillet, se présente à nouveau aux élections législatives en 1849, mais est battu. Il devient toutefois maire de Plainval en 1849 et est confirmé par le Second Empire. Son fils, Henri Charles Gustave Boulard (1819-1886), le remplace à la tête de la mairie de Plainval en 1858 et siège au conseil général de l’Oise de 1867 à 1871.

Le Lys et les abeilles : Louis de Bonald et Bonaparte Un penseur royaliste sous le Consulat et l’Empire

par Flavien-Alexandre Bertran de Balanda de Falguière

Parmi les contre-révolutionnaires européens, Bonald fait figure de véritable monument : intransigeance et inflexibilité semblent les maîtres mots de celui qui deviendra la principale plume du parti ultra. Comment dès lors va-t-il considérer l’épisode consulaire puis impérial ? Usurpation, voire Trahison ? Ou tentative de rétablir l’Ordre dans un pays ravagé par la Révolution ? La réponse est ambiguë. Napoléon, de son côté, admire l’œuvre du penseur et inlassablement tente de le prendre à son service, lui proposant sans relâche places et honneurs. Bonald s’obstinera dans le refus, malgré sa situation matérielle délicate. Pourtant, après onze années de surdité aux appels impériaux, il finira, en 1810, par accepter d’entrer au Conseil de l’Université. C’est également une période où, à l’épreuve de faits imprévus, son système philosophique – réputé monolithique – se nuance et s’enrichit de conceptions nouvelles.

Un émigré débouté du ralliement à l’Empire. Les tribulations du marquis de Tilly-Blaru et la découverte

d’une ode inconnue composée pour le couronnement de l’empereur

par Sergey N. Iskyul

Charles Louis Auguste Casimir Marie marquis de Tilly-Blaru (1754-1812), émigré pendant la Révolution, était surveillé par la police depuis son retour en France en 1801. Dubois le fait arrêter en septembre 1804. On trouve en sa possession une Ode en l’honneur de Napoléon, jugée peu conforme aux principes de l’empereur, notamment parce que son auteur y réclamait le rétablissement de la noblesse. Considéré comme suspect, Tilly Blaru est ensuite envoyé en résidence surveillée à Lyon. Revenu à Paris, il est de nouveau l’objet d’une dénonciation en 1808 et est arrêté. On retrouve dans ses papiers plusieurs pièces dont certaines sont jugées douteuses comme une épitaphe en l’honneur du duc d’Enghien ou des vers ambigus sur les Beauharnais. Tilly-Blaru expliqua les avoir écrits sur commande, mais n’en fut pas moins envoyé au Temple, puis transféré à Vincennes où il meurt en 1813. L’Ode composée à l’avènement du Premier Consul, Napoléon Bonaparte, au trône impérial de France, conservée dans les Archives de la Préfecture de Police de Paris, est publiée ici pour la première fois.

Aspects tactiques de la campagne de 1806

par Bruno Colson

Les Prussiens en 1806 ont été vaincus sur leur propre terrain, celui de la tactique où ils se croyaient les plus forts. Formés par l’excellente école de Frédéric II, leurs officiers avaient pourtant bien compris les principes de base de toute bataille. Ils croyaient en la rapidité des mouvements, à l’offensive, à l’attaque massive sur le point décisif et ils eurent la surprise de voir les Français faire tout cela mieux qu’eux. A Saalfeld en effet, les Français donnent aux Prussiens une leçon de mobilité tactique. A Iéna, la force morale joue en faveur des fantassins français face à la cavalerie prussienne. A Auerstadt, l’armée de Davout manifeste une plus grande aisance dans la manœuvre, tandis que son chef sait parfaitement utiliser les mouvements prévisibles de ses adversaires qui avancent comme à la manœuvre. La différence ne tient pas à l’ardeur au combat, patente des deux côtés, d’où des batailles longues et âpres, mais tient à une meilleure organisation côté français – la répartition en corps d’armée autonomes s’avérant plus efficace -, à l’usage des tirailleurs et enfin à une grande habileté à utiliser les localités dont au contraire les Prussiens se méfient.

Pierre Dardenne et l’écriture de la guerre au début du XIXe siècle

par Jacques Hantraye

Les Lettres historiques de Pierre Dardenne constituent un document rare sur l’invasion et l’occupation de 1814 dans la mesure où elles émanent d’un civil et concernent essentiellement les civils. Elles sont l’œuvre d’un scientifique, professeur au collège de Chaumont, que la guerre place en vacances forcées. Ce témoignage, publié environ 20 ans après les événements sous forme de lettres, est quasiment d’ordre ethnologique. Ce que Pierre Dardenne écrit est vérifié par ailleurs par la documentation existante. Ce texte fut apprécié à sa juste mesure par les historiens de la seconde moitié du XIXe siècle.

L’auteur décrit l’invasion, même s’il ne voit pas tout et que Chaumont fut relativement épargnée par les combats. Il s’intéresse beaucoup à l’information et critique la propagande. Dardenne observe les personnages importants, qui séjournent à Chaumont, tout en s’intéressant aux relations entre Français et Alliés.

Abstracts

Antoine Marie and Henri Simon Boulard two deputies, two paths through the Age of the Bonapartes

by Christian Bigaut

Portrait of a dynasty of members of the National Assembly of the nineteenth century  originating from the world of Parisian notaries. Antoine Marie Henri Boulard, born in 1754, a keen man of letters, does not take part in revolutionary events, but is appointed mayor of the ninth district of Paris in 1800, he then joins the Legislature in 1803 whilst retaining his post in the Paris Chamber of Notaries. A true bibliophile, he has one of the prominent libraries of Paris, which is sold upon his death in 1825. His son, Henri Boulard Simon (1783-1861), ensures the professional and political continuity by working in the shadow of his father as a notary, then as mayor of the ninth district of Paris from 1815 to 1821, and in 1824 as member of the National Assembly for the Oise department, where his father owned a château in Plainval. He abandoned politics at the beginning of the July Monarchy, to emerge once again, and be ultimately defeated, in the parliamentary elections of 1849. However, he becomes mayor of Plainval in 1849 and is reelected under the Second Empire. His son, Henri Charles Gustave Boulard (1819-1886), replaces him at the head of the municipality of Plainval in 1858 and serves on the General Council of the Oise from 1867 to 1871.

The Lily and the Bees: Louis de Bonald and Bonaparte. A Royalist Philosopher under the Consulate and the Empire

by Flavien-Alexandre Bertran de Balanda de Falguière

Among the European counter-revolutionaries Bonald is a true monument, intransigence and inflexibility seem to be the key words that best describe the man who was to become the leading writer of the ultra party. How would he fare under the consular and imperial episodes? Usurpation? Maybe even Treason? Or will he attempt to restore order in a country ravaged by the Revolution? The answer is ambiguous. Napoleon admires the work of the philosopher and tirelessly attempts to bring him into his service, relentlessly offering him appointments and honours. Bonald persists in refusing all offers, despite his difficult financial situation. However, after eleven years of ignoring the Emperors’ pleas, he eventually relents and agrees to become counsellor of the Imperial University in 1810. It is also a period in which unforeseen events will put his philosophical system – said to be without compromise – to the test resulting in subtle nuances and enriching it with new ideas.

An emigrant rejects the rally to the Empire. The tribulations of the Marquis de Tilly-Blaru and the discovery of an unknown ode composed for the coronation of the Emperor

by Sergey N. Iskyul

Charles Louis Auguste Casimir Marie, Marquis de Tilly-Blaru (1754-1812), emigrated during the Revolution, and was constantly under police surveillance after his return to France in 1801. Dubois had him arrested in September 1804. An Ode in Honour of Napoleon is found in his possession, and is judged to be inconsistent with the principles of the Emperor, particularly because the author reclaims the restoration of the nobility. Considered suspect, Tilly Blaru is put under house arrest in Lyon. Upon his return to Paris, he is once again the victim of a denunciation and is arrested in 1808. There are several documents amongst his papers, some of which are considered questionable, such as an epitaph in honour of the Duc d’Enghien and ambiguous verse about Beauharnais. Tilly-Blaru explained that the texts were commissioned works; however he was nonetheless sent to the Temple Prison and then eventually moved to Vincennes, where he died in 1813. The Ode composed at the advent of the First Consul Napoleon Bonaparte to the imperial throne of France, now kept in the Archives of the Prefecture of Police of Paris, is published here for the first time.

Tactical views on the campaign of 1806

by Bruno Colson

In 1806, the Prussians were defeated on their own grounds, i.e. the tactics in which they believed to have a clear superiority. However, their officers trained at the excellent school of Frederic II had well understood all the basic principles of any battle. They had confidence in fast moves, offensives, massive attacks on crucial sectors but they were surprised to see how the French did all that better than them. In fact, at Saalfeld, the French gave the Prussians a lesson of tactical mobility. At Iena, mental strenght gave the advantage to the French infantry opposed to the Prussian cavalry. At Auerstadt, Davout’s army showed a better easiness in the scheme while its commander knew perfectly how to take advantage of the predictable moves of the enemy proceeding as during an exercise. The gap was not due to a fighting spirit strong on each side ending in long and harsh battles but to a better arrangement of the French. Their division into separate corps proved to be more efficient as well as the use of sharpshooters and their skills in taking advantage of the places as the Prussians distrust them.

Pierre Dardenne and writings of the war in the early nineteenth century

by Jacques Hantraye

Pierre Dardenne’s Lettres historiques appear to be a rare document because it deals with the daily life of civilians at the end of the napoleonic wars. It is also the work of a scientist, who used to be a teacher at Chaumont’s college, in Eastern France.

His testimony, published nearly 20 years after the events he describes, is almost an ethnological one. The facts that he quotes can be checked among the archives which remain in the town of Chaumont.

Dardenne’s book, which was highly praised by many french historians of the second half of the 19th century, describes the invasion of 1814, though Chaumont was far away from the battlefieds of central Champagne.

Dardenne is deeply interested in information and propaganda, which he’s able to criticize. As he doesn’t work during the foreign occupation, he spends his time observing prominent people who stay at Chaumont. He also examines the relations between French people and european  invaders.