Revue de l’Institut Napoléon
Numéro 221 (2020-2)
Editorial
En 2015, certains observateurs s’inquiétaient de voir Napoléon retomber dans l’oubli. Comme on pouvait l’imaginer, le bicentenaire de l’exil de Sainte-Hélène n’a pas fait fléchir l’intérêt pour l’empereur. Mais la perspective de l’anniversaire de sa mort s’annonce déjà comme un moment exceptionnel de commémoration. Plusieurs expositions, à commencer par l’exposition de la Villette, devraient faire découvrir ou redécouvrir au grand public, l’homme Napoléon. Du Musée de l’Armée au château de Fontainebleau, en passant par le Musée des Gobelins, sans oublier les nombreuses initiatives organisées en régions ou à l’étranger, Napoléon sera omniprésent au cours de l’année 2021. Les institutions napoléoniennes seront naturellement mobilisées, chacune dans son registre, en espérant que la pandémie permettra l’organisation de grandes rencontres. D’ores et déjà, les médias ont réagi à l’événement et devraient continuer à le faire, alimentés par les très nombreux ouvrages ou numéros spéciaux de magazines qui sont annoncés. La commémoration de la mort de Napoléon sera l’objet de débats. Plusieurs colloques ou numéros de revues scientifiques se préparent à en dresser le bilan et à tenter de comprendre ce qu’il reste aujourd’hui de l’époque napoléonienne, sans intention d’occulter les aspects plus négatifs de la période, mais toujours avec le souci de les resituer dans leur contexte. L’historien ne doit pas redouter le débat, dès lors qu’il repose sur des bases solides, en particulier des archives, et se garde de plaquer sur le passé des jugements contemporains. Le bicentenaire de la mort de Napoléon est l’occasion de rappeler qu’il fut après sa double abdication l’objet d’une légende noire féroce qui aurait pu le faire retomber dans les oubliettes de l’histoire. Il n’en fut rien et ses contempteurs d’hier y ont pris leur part. Le plus grand succès de Napoléon est sans doute d’avoir retourné ses détracteurs, à commencer par Chateaubriand, publiant en 1814 un pamphlet au vitriol, De Buonaparte et des Bourbons, avant de placer Napoléon au centre de ses Mémoires d’Outre-Tombe, constatant, admiratif, « Vivant, il a manqué le monde, mort il le possède ». Mais que dire aussi des Vigny, Musset, Lamartine ou encore Hugo, ralliés à la Restauration jusqu’à, pour certains, accompagner Louis XVIII en direction de Gand avant de se transformer en hérauts de son épopée. Hugo, dans ses poèmes dédiés à la colonne Vendôme ou à Napoléon II, sera à cet égard l’un des premiers à mettre en valeur son action, au point de s’en repentir au lendemain du coup d’État de décembre 1851. Avec la publication du Mémorial de Sainte-Hélène, la napoléomania bat son plein, malgré les entraves mises par la Restauration à cette célébration du héros déchu. La monarchie de Juillet n’a pas les mêmes scrupules. Elle utilise au contraire le souvenir de Napoléon pour légitimer son pouvoir, allant jusqu’à organiser le retour des cendres de l’empereur en pleine crise diplomatique, tout en restant vigilante à ne pas susciter de mouvement bonapartiste dans le pays. Mais la légende s’impose et contribue très largement à l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte le 10 décembre 1848.
Jacques-Olivier Boudon
Président de l’Institut Napoléon
Résumés
Diplomatie et révolution. Le choix des négociateurs à l’époque du Consulat
par Michel Kerautret
Comment conserver des relations courtoises avec les pays voisins lorsqu’on incarne un bouleversement de l’ordre social et politique ancien ? La diplomatie redevient-elle possible après la guerre révolutionnaire ? Tel est le dilemme auquel le Consulat se trouve confronté dès son avènement : coexister pacifiquement avec les souverains d’ancien régime sans restaurer celui-ci en France. La voie est étroite et le choix des ambassadeurs revêt alors une importance particulière. Bonaparte s’en remet d’abord largement à Talleyrand puis il impose de plus en plus sa marque à partir du retour de la paix.
1814 : Les opérations du général Maison sur la frontière Nord
par Pascal Cyr
Hiver 1814, l’empire tremble sur ses bases. Depuis la Suisse jusqu’en Hollande, c’est presque sans résistance que les coalisés traversent la frontière. Pendant que Napoléon s’apprête à lancer la contre-attaque sur le territoire français, en Hollande et en Belgique, le général Maison doit composer avec une pénurie d’hommes et de matériel. Or, la priorité est accordée aux troupes commandées par l’empereur. Malgré tout, ce dernier espère que Maison réussira à repousser les coalisés, voire à les détruire. Avec le peu d’effectifs dont il dispose, environ 18 000 hommes, cette mission relève de l’impossible. Très vite, la Hollande est perdue et Bruxelles tombe aux mains de l’ennemi. S’appuyant sur les places fortes comme Anvers alors défendue par Carnot, le général Maison réussit à préserver la frontière du Nord. C’est à Lille qu’il apprend l’abdication de l’empereur survenue le 6 avril.
Daru auteur des Grands services rendus à la France par Napoléon (1815)
par Fadi El Hage
En 1815, dans le contexte du Vol de l’Aigle, un curieux opuscule, intitulé Grands services rendus à la France par Napoléon, fut imprimé. Il ne porte aucun nom d’auteur et aucune hypothèse n’a été émise jusqu’à ce jour à ce propos. Le hasard d’une recherche dans le Fonds Daru, conservé aux Archives nationales, a permis d’identifier l’auteur, qui n’est autre que le célèbre intendant général de la Grande Armée. Dans l’urgence d’un événement aussi retentissant que le retour de l’Empereur, Daru écrivit à la hâte un pamphlet bonapartiste, qu’il étoffa en empruntant plusieurs paragraphes dans les manuscrits d’un officier du XVIIIe siècle, Mopinot de la Chapotte, qu’il avait à disposition. Cette enquête sur l’identification d’un auteur permet de saisir un instantané d’écriture dans un contexte politique exceptionnel.
Napoléon homme de lettres : une lecture littéraire de sa Correspondance générale
par Alexandra W. Albertini-Schuffenecker
D’une lecture cursive de la Correspondance générale de Napoléon, à une approche analytique particulière et ciblée, il apparaît que l’œuvre épistolaire de l’Empereur, composée de près de 43 000 lettres, peut être considérée comme une véritable production littéraire. Au-delà d’un style poétique, au sens étymologique de la création littéraire, se cachent des styles, soutenant une situation d’énonciation manipulatoire avec ses correspondants, que ce soit dans la correspondance « professionnelle » ou privée. Napoléon manie la prose avec soin, et révèle sa personnalité de génie à travers la rhétorique de son discours, appliquée à consolider son autorité. Pour maintenir l’ordre et les succès, il manipule une écriture à la temporalité pro-active, et se projette dans un avenir conquérant en permanence. Ses lettres témoignent de son talent littéraire et de l’efficacité de son style, où transparaît souvent émotions et affect. Napoléon reste entier dans l’écriture comme dans la vie.
Abstracts
by Gerald G. Guétat
Diplomacy and revolution. The choice of negotiators at the time of the Consulate
by Michel Kerautret
How maintaining courteous relations with neighbouring countries when embodying an upheaval in the old social and political order? Is diplomacy possible again after the revolutionary war? This was the dilemma faced by the Consulate from the moment it came into power: to coexist peacefully with the sovereigns of the former regime without restoring them in France. The path was narrow and the choice of ambassadors was particularly important. Bonaparte relied heavily on Talleyrand first and then imposed more and more his views from the return of peace.
1814: General Maison’s North Border Operations
by Pascal Cyr
Winter 1814. The empire was shaken on its foundations. From Switzerland to Holland, coalitions crossed the border almost without resistance. While Napoleon was preparing to launch the counter-attack on French territory, in Holland and in Belgium, General Maison had to contend with a shortage of staff and equipment. However, priority was given to the troops commanded by the emperor. Despite the situation, the latter hoped that Maison would succeed in repelling the coalitions, or even in destroying them.
With a small staff of about 18,000, the mission was impossible. Very quickly, Holland was lost and Brussels fell into the enemy’s hands. Relying on the strongholds as Antwerp then defended by Carnot, General Maison succeeded in preserving the northern border. It was in Lille that he learned of the abdication of the emperor on April 6.
Daru author of the Grands services rendus à la France par Napoléon (1815)
by Fadi El Hage
In 1815, in the context of the “Vol de l’Aigle”, a curious booklet entitled “Grands services rendus à la France par Napoléon” was printed bearing no author’s name. No hypothesis has been made so far on this matter. The chance of a search in the Fonds Daru kept in the National Archives made it possible to identify the author, who is none other than the famous Intendant General of the Grande Armée. In the urgency of an event as resounding as the Emperor’s return, Daru hastily wrote a Bonapartist pamphlet which he stuffed by borrowing several paragraphs from the manuscripts of an 18th-century officer, Mopinot de la Chapotte, that he had at hand. This author identification survey captures a snapshot of writing in a exceptional political context.
Napoleon man of letters: a literary reading of his Correspondance générale
by Alexandra W. Albertini-Schuffenecker
From a cursive reading of Napoleon’s Correspondance générale to a particular and targeted analytical approach, it appears that the Emperor’s epistolary work, composed of nearly 43,000 letters, can be considered a true literary production. Beyond a poetic style, in the etymological sense of literary creation, it reveals hidden styles supporting a situation of manipulative enunciation with his correspondents, whether in so-called professional or private correspondence. Napoleon handled prose with care, and revealed his genius personality through the rhetoric of his words, applied to consolidate his authority. To maintain order and success, he manipulated his writing full of pro-active temporality, permanently anticipating a conquering future. His letters shows his literary talent and the effectiveness of his style, which often hint emotions and affect. Napoleon remained as a whole in writing as in life.