Revue de l’Institut Napoléon
Numéro 202-203 (2011 : 1-2)
Editorial
Il ne se passe pas une année sans que ne soit diffusée sur les écrans de cinéma ou de télévision une publicité mettant en scène la figure de Napoléon, que ce soit du reste en France ou à l’étranger. L’une des dernières en date retrace en quelques courts flashs, forcément sommaires, les différentes étapes de Napoléon depuis sa jeunesse studieuse consacrée, nous rappelle la publicité, à l’étude des mathématiques, jusqu’à l’exil sur l’île d’Elbe, d’où l’empereur s’envole vers le continent et le pouvoir. Le slogan claque alors en cinq mots : « Red Bull donne des ailes ». Il s’agit en effet de vanter les mérites d’une boisson énergisante, bien connue des amateurs de sport automobile puisque la même marque sponsorise aussi une écurie de Formule 1. Le choix du support n’est évidemment pas le fruit du hasard. Napoléon a souvent servi en effet les mérites de voitures, de même du reste qu’il a toujours été associé à des marques de boissons, généralement alcoolisées, cognacs et champagnes se taillant la part du lion. Dans les deux cas, il s’agit de mettre en valeur certains des traits attribués généralement à Napoléon, l’énergie en premier lieu, et son corollaire presque naturel, la vitesse. Napoléon est d’abord perçu comme ce jeune général en chef qui vole de victoire en victoire au cours de la première campagne d’Italie, ou qui, au retour de l’île d’Elbe, vole de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. L’allusion à cette dernière formule est implicite dans la publicité évoquée plus haut.
Elle pose néanmoins la question de la cible recherchée. La forme choisie, à savoir un dessin presque caricatural, la musique rythmée et le commentaire très simple qui l’accompagnent, montrent à l’évidence que le public visé est un public jeune, entre enfance et adolescence, celui-là même qui consomme ce type de boissons. N’est-ce pas dès lors un paradoxe d’utiliser la figure de Napoléon dont on dit, à juste titre, qu’il est de moins en moins présent dans les programmes scolaires ? Il faut croire que malgré cette absence dans l’enseignement, les publicitaires sont convaincus de faire mouche en évoquant le jeune collégien de Brienne – l’allusion à l’apprentissage des mathématiques renforçant l’idée que le public visé est composé d’élèves – au héros des campagnes d’Italie et d’Egypte, à l’époux de Joséphine, au souverain se ceignant de la couronne impériale, au conquérant de l’Europe enfin. A moins que les mêmes publicitaires cherchent à faire oeuvre pédagogique en se substituant aux formateurs ? On ne saurait l’imaginer. Il faut donc bien concevoir que le mythe de Napoléon est tellement enraciné dans notre imaginaire collectif qu’il peut être utilisé sans difficulté dans la publicité et parler à tous. Car derrière le propos initial, sur l’évasion rendue possible par la consommation d’une boisson donnée, se cache un message plus subliminal qui renvoie à l’ensemble de la courte séquence de vie évoquée, et à la formidable ascension sociale qu’elle raconte. Boire cette boisson, ce serait, nous laissent entendre les publicitaires, accéder à un destin exceptionnel. La publicité n’évoque cependant ni l’Espagne, ni la campagne de Russie ni surtout Waterloo ou l’exil de Sainte-Hélène. Il s’agit ici de s’appuyer sur le mythe du conquérant, de l’homme providentiel, du sauveur, pas sur celui du martyr ou du Prométhée enchaîné.
Ainsi la publicité nous invite à repenser le mythe napoléonien. Elle en révèle l’actualité et la prégnance dans l’imaginaire collectif. Or c’est le propre des mythes que d’être populaires, en même temps qu’intemporels. Mais il ne faut pas oublier que le mythe et l’histoire se conjuguent rarement, et qu’il est nécessaire de bien connaître le passé, dans toute sa complexité, pour interpréter et comprendre les mythes. Autrement dit, au lieu de se substituer à l’enseignement de l’histoire, à commencer par celle de l’époque napoléonienne, les récits mythiques doivent nous inviter à y revenir toujours. C’est ce à quoi vous invite la Revue de l’Institut Napoléon.
Jacques-Olivier Boudon
Président de l’Institut Napoléon
Résumés
L’héraldique impériale à travers les registres du Conseil du sceau des titres
par Isabelle Rouge-Ducos
archiviste paléographe, conservateur du patrimoine aux Archives nationales
Les titres, armoiries et qualifications nobiliaires avaient été abolis par le décret de l’Assemblée constituante du 19 juin 1790. Seules subsistèrent les décorations militaires jusqu’à la chute de la monarchie constitutionnelle, le 10 août 1792. Sous la Convention, tous les titres et distinctions entre les citoyens furent interdits, tout comme le port des armoiries, au nom de l’égalité absolue. Napoléon souhaita progressivement rétablir des titres afin de reconstituer une élite au service de l’Empire. Par deux statuts du 1er mars 1808, il les rétablit et les codifia, en réintroduisant les armoiries en faveur des bénéficiaires de ces titres.
Cette héraldique nouvelle a donné lieu à la tenue de registres en vingt-six volumes, appelés l’Armorial du Conseil du sceau, un organisme dépendant du ministère de la Justice, chargé de la validation et de l’enregistrement des titres et armoiries conférés à des particuliers et à des villes, de Napoléon Ier à la monarchie de Juillet. L’Armorial mentionne les noms des bénéficiaires de titres et l’armoirie qui leur a été attribuée, peinte à la gouache. Il nous fait pénétrer dans le système d’honneurs et de récompenses forgés par l’Empire, dont les armoiries n’étaient qu’une facette, à côté des majorats, dotations, rentes et décorations. Ces différentes récompenses sont complémentaires de l’Armorial et sont contenues dans quatre-vingt-quinze autres registres transcrivant les actes officiels les conférant ou investissant leurs successeurs par le biais de majorats.
Cet ensemble, constituant les registres du Sceau, est une source historique irremplaçable en matière de règlements d’armoiries et d’étude de la législation nobiliaire. Les artistes peintres de l’Armorial, qui ont pu être identifiés, constituent les derniers spécialistes de la science du blason qui connut un regain d’intérêt sous le premier Empire mais dont la connaissance s’étiolera, dans les milieux artistiques, à partir des années 1850.
Malgré la courte durée de l’Empire, ces registres reflètent la pérennité des institutions impériales en matière de règles de transmission des titres et d’armoiries, à travers les différents régimes tourmentés du XIXe siècle.
Jacques Martin-Chausserouge (1765-1845) Un Lyonnais sous-inspecteur aux revues à la Grande Armée
par Jean-Michel Piot
Si l’on connaît bien la Grande Armée et plus largement l’histoire militaire de la période 1789-1815, il est un point jusqu’ici demeuré relativement obscur : c’est, dans une acception large du terme, l’administration des armées impériales appréhendée à la plus petite échelle de l’intendance militaire : la sous-inspection aux revues, dernier échelon avant les conseils d’administration régimentaires.
L’itinéraire singulier du sous-inspecteur Jacques Martin-Chausserouge permet de saisir la multiplicité des secteurs de gestion et leurs rouages pas toujours bien huilés entre 1806 et 1815, destinés à régir les unités des troupiers tant en campagne qu’en période de paix. Le personnage présenté ici ne fait pas partie de la cohorte des notoriétés de l’Epopée napoléonienne, toutefois, son histoire personnelle semble digne d’être racontée à partir de pièces d’archives originales.
Jacques Martin-Chausserouge : une histoire de gone d’un milieu laborieux de Lyon, engagé au régiment de Bretagne à la fin de l’Ancien Régime, jeune et brillant soldat lorsqu’éclata la Révolution ; la carrière classique de tout volontaire (élu directement capitaine au 2e bataillon du Rhône-et-Loire le 3 octobre 1791), officier subalterne puis supérieur à la faveur des guerres continentales (campagnes du Rhin, Helvétie, Italie de 1792 à 1800…), hissé grâce à l’empereur à la sous-inspection aux revues dès la campagne de Pologne (décret de Varsovie du 21 décembre 1806), chevalier de la Légion d’honneur, actif et remarqué (Péninsule ibérique de 1808 à 1813, France en 1814…) ; en épilogue, une victime expiatoire du duc d’Angoulême pendant la Terreur blanche et un retour moins coloré en 1816 entre Saône et Rhône. Martin-Chausserouge est la figure probe d’un Panthéon tricolore si longtemps boudé.
Les corps francs de 1814 et 1815. Pourquoi cette grande page de l’épopée napoléonienne a-t-elle été oubliée ?
par Jean-Marie Thiébaud et Gérard Tissot-Robbe
Si, lors du dernier conflit mondial, des unités paramilitaires se sont levées sous le nom de « résistants », dès le Moyen Age des troupes franches ont été créées pour appuyer l’action des unités régulières.
Napoléon, confronté aux guérillas aussi bien en Bavière, en Espagne ou en Russie, aura recours par deux fois, mais un peu trop tard, à cette forme d’organisation armée.
On lança un appel aux personnes de bonne volonté ayant assez de moyens pour équiper et armer ces troupes qu’on baptisa de noms très divers (corps francs, troupes franches, miquelets, etc.). Les candidatures affluèrent avec leur lot de propositions fantaisistes. On constitua un certain nombre d’unités. Beaucoup n’eurent qu’une existence administrative. La personnalité, le charisme de ces chefs improvisés furent déterminants quant à l’action et à l’efficacité de ces corps.
Il faut retenir, parmi ces hommes de l’ombre : Henri Simon, le graveur de l’Empereur qui eut une activité importante et efficace dans le département de la Seine, que ce soit en 1814 ou 1815. Non seulement il mena une guérilla contre l’envahisseur, mais il appuya l’armée régulière dans plusieurs combats autour de Paris ; Gustave-Marie de Damas imprima son nom dans le Lyonnais à tel point que toutes les troupes d’insurrection furent baptisées « Les Damas » par les Autrichiens ; Pelletier de Chambure, avec le premier corps franc de la Côte d’Or, s’illustra dans un raid à la frontière suisse où il mit en déroute des troupes royalistes. Dans le nord-est, il faut évoquer Nicolas Frantz, originaire de Sarrrelouis, qui fit une guérilla sans merci à l’envahisseur. Mais il convient de citer également les frères Brice, Viriot, les frères Vadet, Jean-Baptiste Drouet, l’homme de Varennes, Charles Juncker, Nicolas Bertrand, Jung. Mais surtout Nicolas Wolff, l’homme de Rothau. Ce notable organisa un véritable mouvement de résistance dans une petite vallée des Vosges : « la Bruche ». Le 7 avril 1814, dans un affrontement légendaire, il stoppa et mit en retraite un fort escadron des troupes alliées. Cet événement, bien que symbolique, eut un formidable retentissement même s‘il arrivait trop tard puisque l’Empereur avait abdiqué la veille à Fontainebleau. Nombre d’écrivains reprirent cet évènement, mais en le déformant à souhait. Erckmann Chatrian en fit un roman à succès et, plus tard, on édifia une colonne en mémoire de ces combattants de l’impossible.
Si les corps francs de 1814 furent considérés avec indulgence par la première Restauration, il n’en fut pas de même pour ceux de 1815. Les cours prévôtales s’en donnèrent à cœur joie, mais il faut bien reconnaître que toutes ces unités parfois très hétéroclites n’eurent pas un comportement exemplaire. Des condamnations à mort furent prononcées et parfois exécutées. Plusieurs chefs de ces corps francs prirent le chemin de l’exil, à la fois pour se soustraire à la justice avide de revanche, mais aussi dans le but de prêter main forte à divers mouvements révolutionnaires aux quatre coins du monde.
Organisés trop tardivement, les corps francs souffrirent d’un manque d’enthousiasme des populations qui craignaient par-dessus tout les représailles et qui aspiraient à la paix après trop d’années de conflits ininterrompus. Il faut cependant saluer ceux qui, au crépuscule de l’Empire, tentèrent désespérément l’impossible.
Napoléon Ier. L’ultime autopsie
par le Dr Alain Goldcher
L’autopsie de Napoléon Ier à Sainte-Hélène a fait l’objet de plusieurs rapports et lettres rédigés par les vingt témoins présents. En dehors des mémoires du Dr Antommarchi en 1825, tous décrivent une seule lésion qui affecte l’estomac. En s’appuyant sur les soupçons de leur glorieux patient et sur ce fameux rapport de 1825, on évoque souvent un cancer gastrique héréditaire. Or, le rapport sur Charles Bonaparte décrit une tumeur d’allure bénigne, sans allusion à un cancer. Depuis 1960, certains pensent à un empoisonnement chronique à l’arsenic en se basant sur une trentaine de symptômes et des dosages capillaires. L’analyse purement médicale ne confirme pas cette hypothèse, en raison du manque de sensibilité et de spécificité des symptômes, du mélange de signes d’intoxication aiguë et chronique et de l’incohérence des dosages capillaires. L’empereur captif meurt d’une gastrorragie chronique, en raison de plusieurs ulcérations de la muqueuse gastrique, due à une infection ancienne à hélicobacter pylori, au stress et à la mélancolie, ayant conduit à une exsanguinisation létale.
Abstracts
Imperial Heraldry through the registers of the Conseil du sceau des titres
by Isabelle Rouge-Ducos
paleographer archivist, heritage curator at the National Archives
Jacques Martin-Chausserouge (1765-1845)
A Lyonnais sub-inspector of reviews to the Grand Army
by Jean-Michel Piot
One knows the history of the Grand Army and in a wider sense the military history of the period 1789-1815, there is, however, a point that has so far remained relatively obscure: it is, in a broad sense of the term, the administration of the Imperial armies studied at the smallest scale of the general administration of the military commissariat: the sub-inspection of reviews, the last step before the regimental administrative council.
The curious career of Deputy Inspector Jacques Martin-Chausserouge encapsulates the multiple areas of management, and not always well-oiled machinery, between 1806 and 1815, designed to manage troop units both during military campaigns as well as during peacetime. The figure presented here is not part of the notorious cohort of the Napoleonic period; however, his personal history is worth being told through the original archive documents.
Jacques Martin-Chausserouge is the story of a child from a laborious milieu of Lyon, signed up to the Bretagne Regiment at the end of the Ancien Regime, a brilliant young soldier at the outbreak of the French Revolution, the classic career of any volunteer (promoted directly captain in the 2nd battalion of the Rhone and Loire October 3, 1791), a junior officer, then superior thanks to the continental wars (campaigns of the Rhine, Helvetia, Italy from 1792 to 1800 …), appointed by the Emperor to sub-Inspector of reviews during the Polish campaign (Warsaw Decree of 21 December 1806), Chevalier of the Legion of Honour, active and noted (Iberian Peninsula from 1808 to 1813, France in 1814 …), an epilogue, an atonement victim of the Duke of Angouleme during the White Terror and a less colourful return to grace in 1816 between Rhône and Saône. Martin-Chausserouge is a loyal figure in the Tricolour Pantheon that has been shunned for so long.
The Free Corps of 1814 and 1815.
Why was this great page of the Napoleonic era forgotten?
by Jean-Marie Thiébaud and Gérard Tissot-Robbe
If, during the last world war, paramilitary units were raised under the banner of « resistant », since the Middle Ages frank troops have been created to support the action of regular units.
Napoleon, faced with guerrillas in Bavaria, Spain and Russia, used this form of armed organisation twice, albeit a little too late.
An appeal was made to people of good will with enough resources to equip and arm the troops, they were baptised with a variety of names (Free Corps, frank troops, Miquelets, etc…). The requests poured in with their share of frivolous proposals. A number of units were formed. Many had only an administrative existence. The personality and charisma of these improvised leaders were determinative of the action and effectiveness of these units.
Amongst these shadowy figures: Henry Simon, the Emperor’s engraver who carried out important and effective activity in the department of Seine, either in 1814 or 1815. He not only waged a guerrilla war against the invader, but he supported the regular army in several battles around Paris; Gustave-Marie de Damas made a name for himself in the Lyonnais region, to such a point that all the insurrection forces were dubbed « The Damas » by the Austrians; Pelletier de Chambure, with the first Free Corps of the Côte d’Or, became famous in a raid on the Swiss border where he derailed the Royalist troops. In the northeast, we must mention Nicolas Frantz, a native of Sarrrelouis, who was a merciless guerrilla towards the invader. But also worthy of a mention are the Brice brothers, Viriot, the Vadet brothers, Jean-Baptiste Drouet, the man of Varennes, Charles Juncker, Nicolas Bertrand, Jung. But above all Nicolas Wolff, the man of Rothau. This notable individual organised a genuine resistance movement in a small valley in the Vosges, « Bruche. » April 7, 1814, in a legendary confrontation, he managed to stop and beat into a retreat a strong squadron of allied troops. This event, though symbolic, had a tremendous impact, even if it came too late as the Emperor had abdicated the day before at Fontainebleau. Many writers have taken up this event; however, they have wilfully deformed it. Erckmann Chatrian turned it into a successful novel and, later, a column was erected in memory of the combatants of the impossible.
If the Free Corps of 1814 were treated with leniency by the first Restoration of the Monarchy, it was not the same story for those of 1815. The Summary Courts were delighted, though it must be admitted that not all these, sometimes very disparate, units had shown exemplary behaviour. Death sentences were pronounced and sometimes executed. Several leaders of these corps took to self-exile, both to evade a justice eager for revenge, but also in order to lend a hand to various revolutionary movements around the world.
Organized too late, the Free Corps suffered from a lack of enthusiasm of the people who feared reprisals and who aspired to peace after so many years of uninterrupted conflict. We should, however, salute those who, in the twilight of the Empire, tried desperately to overcome the impossible.
Napoleon. The final autopsy
by Dr. Alain Goldcher
The autopsy of Napoleon at St. Helena was the subject of several reports and letters written by the twenty witnesses that were present. Except the memoirs of Antommarchi in 1825, all describe a single lesion that involving the stomach. Based on the suspicion of their glorious patient and on the famous 1825 report, hereditary gastric cancer is often cited. However, the report of Charles Bonaparte describes a tumor with a benign appearance without any reference to cancer. Since 1960, some believe in chronic arsenic poisoning, based on thirty or so symptoms and the levels found in capillary analysis. The purely medical analysis does not support this hypothesis, due to lack of sensitivity and specificity of the symptoms, and of the signs of acute and chronic intoxication and inconsistency of the capillary analyses. The captive Emperor died of chronic gastric hemorrhaging, due to multiple ulcerations of the gastric mucus, due to a past helicobacter pylori infection, stress and melancholy which had lead to lethal blood loss.