Revue de l’Institut Napoléon

Numéro 204 (2012-1)

Editorial

L’année 2012 aura confirmé une tendance perceptible dès 1999 concernant la commémoration du bicentenaire des années du Consulat et de l’Empire, à savoir l’absence de tout investissement au niveau de l’Etat dans la commémoration de la campagne de Russie. Pourtant, en France même, ce bicentenaire a reçu quelque écho. Sur le plan scientifique, de nombreux ouvrages ont été publiés sur la campagne, des colloques ont été organisés, qui tous, en permettant de confronter les points de vue des historiens français, russes, allemands, anglais ou italiens, ont permis de relire à nouveau frais cette histoire. Les grandes revues d’histoire ont également consacré des numéros spéciaux à l’événement, lequel a été aussi évoqué, modestement, dans les médias audiovisuels, signe de l’intérêt que lui porte un grand nombre de Français.

Mais c’est évidemment en Russie que la commémoration a été la plus visible. 1812 reste une date fondatrice dans l’histoire nationale russe. Il suffit de sillonner le pays pour s’en convaincre, de Saint-Pétersbourg à Moscou, en passant naturellement par Borodino, pour voir l’importance que revêt cette guerre pour les Russes. Ce souvenir a été incontestablement réactivé depuis la fin de l’URSS, le nouveau régime renouant avec le passé russe, y compris dans sa version tsariste. Cela s’est traduit notamment par l’ouverture d’un nouveau musée consacré à 1812 sur la Place rouge à Moscou, et par de grandioses célébrations du bicentenaire de la bataille de Borodino, en présence du président Vladimir Poutine. Les Russes célèbrent cette bataille comme une victoire parce qu’ils considèrent qu’elle n’a pas conduit à la destruction de l’armée de Koutouzov, mais au contraire, qu’en contribuant à attirer Napoléon jusqu’à Moscou, elle a favorisé l’échec ultime de l’empereur des Français. Il y a certes débat entre historiens russes et français sur cette question, comme le rappelait récemment, dans une émission diffusée par Canal Académie, Jean Tulard.

Quoi qu’il en soit, la commémoration du bicentenaire de la bataille de la Moskowa/Borodino aurait pu être l’occasion d’un dialogue renoué entre Français et Russes deux cents ans après l’événement. Cela avait du reste été le cas en 1912 à l’occasion d’un centenaire qui se déroulait, il est vrai, dans le contexte de l’alliance franco-russe scellée vingt ans plus tôt. En 2012, les autorités russes ont également souhaité que la France s’implique dans la commémoration de la bataille. Des invitations ont été lancées au gouvernement français qui a renoncé à être représenté par l’un de ses membres. « On ne va commémorer une défaite » aurait-on entendu de la bouche d’un membre du cabinet du ministère des Affaires étrangères. L’assertion est évidemment contestable s’agissant de la Moskowa, mais elle montre que comme la Bérézina, la Moskowa finit par symboliser l’échec de la  campagne de Russie. Trois mois après leur entrée en fonction, le gouvernement et le président de la République n’ont sans doute pas voulu associer leur image à un épisode dramatique de l’histoire de France. Mais le problème est ailleurs et relève de la manière dont on peut utiliser l’histoire et les commémorations pour renforcer les liens actuels entre les pays et les peuples. L’histoire de la campagne de Russie est une histoire commune à l’ensemble des pays européens. Dans la Grande Armée, « armée des vingt nations », la quasi totalité des peuples formant aujourd’hui l’Union européenne étaient représentés. Les médias allemands se sont du reste passionnés pour le bicentenaire de la campagne de Russie, à laquelle ont participé près de 150 000 Allemands. Les Polonais continuent à considérer la campagne de 1812 comme la « seconde guerre de Pologne », termes du reste utilisés par Napoléon lui-même dans le discours qu’il adresse à ses troupes à la veille de les lancer à l’assaut du Niémen. Rappelons que le 5 mai 2011 a été inaugurée à Varsovie, sur la place des Insurgés, jadis place Napoléon, une statue dédiée à l’empereur, à l’endroit même où elle avait été placée en 1921 pour le centenaire de sa mort.

Parmi les manifestations qui ont marqué les commémorations a figuré aussi la chevauchée des cosaques du Don, qui ont refait le parcours qu’avaient effectué leurs ancêtres en 1814, de Russie jusqu’en France. L’événement a reçu une couverture médiatique modeste. Le périple s’est achevé en Seine-et-Marne, les cosaques s’arrêtant à Montereau, ville dont le maire, Yves Jégo, a lancé le projet de construire un « parc Napoléon », avant de se diriger vers Fontainebleau, ville des adieux, où une grande manifestation était organisée en l’honneur des cosaques du Don, en présence du directeur des affaires d’Europe orientale au ministère des Affaires étrangères, et de l’ambassadeur de Russie en France. L’arrêt des cosaques à Fontainebleau manifestait la volonté de ne pas les laisser entrer dans Paris. Au moins s’est-on souvenu que les Russes, et notamment les cosaques dont le seul nom épouvante alors les Français, étaient entrés dans Paris en 1814 et n’a-t-on pas souhaité renvoyer l’image d’une capitale conquise. Deux cents ans après les événements, la mémoire de l’épopée napoléonienne continue à être difficile à assumer.

Jacques-Olivier Boudon

Président de l’Institut Napoléon

 

Résumés

1812: Les Italiens en Russie

par Giorgio Gremese

Dans l’armée composite qui s’apprête à envahir la Russie en 1812, plus de 50 000 soldats proviennent de la péninsule italienne. La majorité d’entre eux est encadrée par l’Armée du Royaume d’Italie, insérée dans le IVe Corps commandé par le vice-roi Eugène de Beauharnais. Réunis sous le drapeau tricolore italien, ils partent se battre à l’autre bout de l’Europe pour soutenir la politique de Napoléon, roi d’Italie, et en même temps affirmer la présence de l’entité italienne au sein des nations européennes. Les troupes italiennes, organisées en deux divisions d’infanterie et une brigade de cavalerie légère, suivront tous les mouvements du IVe Corps, participeront à la bataille de la Moskova et entreront dans Moscou. Elles se distingueront, au moment de la retraite, dans la bataille de Malo-Jaroslawets qui sera marquée par le courage du IVe Corps et des Italiens qui le composent. Pendant la retraite, les unités italiennes montreront une nouvelle fois une cohésion et une résistance qu’on ne peut justifier que grâce à leur moral et leur fidélité à la cause italienne.

« A mon retour, je ne passerai pas la moindre négligence » La correspondance de Duroc et de son secrétaire pendant la campagne de Russie

par Charles-Eloi Vial

Durant les quelques mois de la campagne de Russie, les trajets incessants des auditeurs du Conseil d’Etat permirent de maintenir les liens entre l’administration centrale de l’Empire à Paris et les ministres et grands officiers partis à  la suite de l’Empereur. Pour le grand maréchal du Palais Duroc, ce fut son secrétaire Emmanuel-Sigismond Viollet-le-Duc qui joua le zèle de courroie de transmission, sélectionnant les lettres et rapports les plus importants à envoyer afin d’assurer la continuité du service. L’édition et l’analyse de la correspondance échangée par Duroc et son secrétaire, conservée au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, permet de connaître quelles étaient les affaires jugées dignes à  Paris d’être soumises au grand maréchal malgré l’éloignement, et dans quelles conditions et sous quels délais ce dernier pouvait y répondre. Ces documents permettent de se faire une bonne idée de la variété des dossiers qui étaient soumis quotidiennement aux grands administrateurs de l’Empire, qui durent voyager et travailler au cours de cette campagne dans des situations souvent dramatiques, sans pour autant cesser de gérer les affaires courantes.

Gilles Pierret : Un paysan lorrain dans la campagne de Russie

par Alain Pierret

Le 2 décembre 1805, le soleil illumine la plaine d’Austerlitz. Ce même jour, dans la brume automnale de la Lorraine septentrionale, le laboureur Gilles Pierret (1783-1850) entame une incroyable épopée. Son parcours militaire nous est rapporté par deux feuilles d' »états des services » conservées aux Archives de la Défense à Vincennes. Par chance, quelques livres de souvenirs ont décrit en détail les campagnes du 4e régiment d’infanterie de ligne où il a servi. Bavière, Poméranie, Pologne, Prusse, Autriche et même un embarquement en Manche, il a suivi toutes les campagnes de Napoléon en Europe centrale et orientale.

Début 1812 il quitte Anvers pour Kœnigsberg. Malgré des blessures présumées handicapantes – jambe gauche et hanche à Friedland, genou droit à Essling – il marche toujours. Au sein du 3e corps d’armée de Ney, son régiment assure l’arrière-garde de la tragique retraite de Moscou. Après le passage de la Bérézina, le chaos est tel qu’on ne sait quand Gilles quitte le 4e régiment de ligne et apparaît au 3e

Le voici enfermé à Dantzig avec le 10e corps du général Rapp. Pendant toute l’année 1913, il supporte le terrible siège qui mobilisa jusqu’à 60 000 soldats russes. Vivres et munitions venant à manquer, les héroïques défenseurs durent se résigner à la reddition ; sur injonction du tsar Alexandre, ils furent proscrits en Ukraine profonde. Gilles Pierret ne reverra vraisemblablement sa Lorraine qu’en octobre 1814. Quoi qu’il en soit, depuis décembre 1805, il aura parcouru en Europe quelque 20 000 km à pied, havresac sur le dos, fusil à la main.

Après un passage au service des Douanes, il servira encore quatre années en Algérie, encadrant les « Parisiens », ces mutins des Journées de Juillet 1830 que l’on voulait écarter de la capitale. Avec le grade de lieutenant et la croix de la Légion d’honneur, il terminera ses jours en Lorraine alors que pointe l’arrivée d’un nouvel empereur.

1812 : Le renseignement russe face à Napoléon

par Gérald Arboit

Peut-on parler de « services de renseignement » à l’époque napoléonienne comme le font certains auteurs ces dernières années ? L’opportunité des commémorations de la campagne de Russie de 1812 est l’occasion de vérifier, à l’appui des efforts de renseignement russe, les limites de cette expression. En effet, les initiatives notables de Barclay de Tolly pour acquérir de l’information stratégique résultaient de l’improvisation, plutôt que de la volonté de créer une structure de renseignement permanente. Elles disparaissent même dès la mobilisation de mars 1812. Seules perdurent les remparts de la « Haute Police », dont certaines fonctions participent du renseignement. Comme partout en Europe à la même époque d’ailleurs.

L’autre année 1812 : le désastre espagnol

par Vincent Haegele

La campagne de Russie est la grande affaire de l’année 1812, notamment du point de vue historiographique, et cet événement a pu occulter les autres campagnes en cours. Au moment où Napoléon envahit l’empire russe, ses armées connaissent de graves difficultés en Espagne, en particulier l’armée du Portugal, dont la fonction principale est de couvrir la frontière naturelle du Duero et d’empêcher l’invasion de la péninsule par les troupes anglo-portugaises. À la bataille des Arapiles, survenue en juillet, Wellington parvient à forcer le verrou défensif français et menace Madrid, bientôt évacuée par Joseph Bonaparte, dont la position devient rapidement intenable. Comment le roi et ses services administratifs et militaires parviennent à rétablir une situation fragile et vivent-ils cette année où les difficultés ne cessent de s’accumuler ? Au moment où se joue une partition très importante en Russie, les événements espagnols sont autant de signes de la chute à venir de la Maison Bonaparte.

Abstracts

1812: The Italians in Russia

by Giorgio Gremese

In the composite army that is about to invade Russia in 1812, more than 50,000 soldiers are from the Italian peninsula. The majority of them are under the leadership of the Army of the Kingdom of Italy, incorporated into the IV Corps under the command of the viceroy Eugène de Beauharnais. United under the Italian tricolour, they go to fight at the other end of Europe to support the policy of Napoleon, King of Italy, and at the same time affirm the presence of the Italian entity within the European nations. The Italian troops, organised into two infantry divisions and a brigade of light cavalry, follow all the movements of IV Corps, participating in the Battle of Borodino and enter Moscow. They distinguish themselves during the retreat, in the battle of Maloyaroslavets which will be noted for the courage of IV Corps and the Italians who constitute it. During the retreat, the Italian units once again demonstrate a cohesion and resistance that cannot be explained simply by their morale and loyalty to the Italian cause.

« Upon my return, I shall not tolerate a single negligence » The correspondance between Duroc and his secretary during the Russian campaign

by Charles-Eloi Vial

During the few months of the Russian campaign, the incessant journeys of the auditors of the State Council allowed to maintain links between the central administration of the Empire in Paris and the ministers and Crown officers who had left with the Emperor. Emmanuel Sigismond Viollet-le-Duc, Secretary of Duroc, Grand Marshal of the Palace, was the transmission belt who selected the most important papers to send to Russia, and who assured the continuity of the service. Editing and analysing the correspondence between Duroc and his secretary, kept in the Manuscripts Department of the French National Library, provides informations on the business deemed worthy to be submitted to the Grand Marshal despite the distance, and under what conditions and in what  time frame he could respond. These documents provide a good idea of the variety of cases that were subjected daily to the most important imperial administrators, who had to travel and work during this  campaign in dramatic conditions, while taking care of the day-to-day matters.

Gilles Pierret : A Lorrain ploughman in Napoleon’s campaigns (1805-1812-1814)

by Alain Pierret

December 2d, 1805, the sun illuminates the plain over Austerlitz. This very day, in northern Lorraine’s autumnal mist, the ploughman Gilles Pierret (1783-1850) starts an incredible epic. Two leaves for his service records stored by the Defence Archives in Vincennes briefly report his military itinerary. Luckily, some memoirs describe in detail the campaigns of the 4th infantry regiment in which he was enlisted. Bavaria, Pomerania, Poland, Prussia, Austria, even sailing along the Channel coasts, he was involved in all of Napoleon’s wars in central and eastern Europe.

At the beginning of 1812, he leaves Antwerp for Konigsberg. Despite wounds supposedly handicapping – left leg and hip at Friedland, right knee at Essling – he still goes on. After Moscow withdrawal, his unit is part of Ney’s 3rd army corps securing the rearguard of the Grande Armée remains. After Berezina’s crossing, so big is the state of chaos that no clue indicates when Gilles left his 4th regiment and appears into the 3rd.

He is then beleaguered in Danzig with general Rapp’s 10th corps. During all the 1813 year, he endures the dreadful siege which mobilized up to 60 000 Russian soldiers. Lack of food, of ammunitions, compelled the heroic defenders to surrender. At tsar Alexander’s command, they were deported to Ukraine, even beyond Kiev. Gilles Pierret will probably not see again his Lorraine before October 1814. Anyhow, since December 1805, he would have walked some 12 400 miles round Europe, with a rucksack and a rifle.

After working for the Customs, he will don again his uniform for four years in Algeria, flanking the « Parisians », those mutineers of July 1830 sent away from the French capital. With the grade of lieutenant and the cross of the Légion d’honneur, he will end his days in Lorraine when a new Emperor was showing up in France.

1812 : The Russian intelligence against Napoleon

by Gérald Arboit

Can we talk about « intelligence services » for the Napoleonic period as do certain recent authors? Opportunities of the 1812’s Russian campaign celebrations are the occasion to verify, among the Russian intelligence activities, the limits of this assertion. Indeed, Barclay de Tolly’s notable initiatives to acquire strategic information resulted from improvisations, rather than the desire to create a permanent intelligence structure. They even disappeared with the March 1812’s mobilization. Only remained the ramparts of the “Haute Police”, some of which functions were linked with intelligence. As everywhere in Europe at the same period elsewhere.

The other year 1812: The Spanish Disaster

by Vincent Haegele 

The Russian campaign is the major event of the year 1812, notably from the historiographical point of view, and could have overshadowed other campaigns. As Napoleon invaded the Russian Empire, his armies are experiencing serious difficulties in Spain, particularly the army of Portugal, whose main function is to cover the natural border of the Duero and prevent the invasion of the peninsula by the Anglo-Portuguese troops. At the battle of Salamanca, which occurred in July, Wellington managed to force the lock of the French defensive and threaten Madrid, which is soon evacuated by Joseph Bonaparte, whose position is rapidly becoming untenable. How did the king and his administrative and military services manage to restore a fragile situation and how do they live this year in which problems continue to accumulate? At the time in which major moves are being played out in Russia, events in Spain are signs of the pending fall of the House of Bonaparte.